27 mars 2020

Girard : la victime émissaire

Au début du 20e siècle, les anthropologues (Hubert et Mauss) voyaient dans le sacrifice l'établissement d'une communication entre le profane et le sacré : rien sur son origine ni sur sa fonction. Girard rompt avec cette conception : "Le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel." Le sacrifice aurait donc une efficacité sociale grâce à une opération de transfert collectif  aux dépens d'un seul individu, qui apaise les tensions, les rancunes, les rivalités au sein de la communauté. Girard s'oppose également à l'idée de vanité du religieux qu'induisent certains rites des plus excentriques (dont il ne nie pas le fait).
La victime émissaire par excellence est l'Œdipe de la tragédie de Sophocle : l'enquête est une chasse au responsable qui se retourne vers celui qui l'a inaugurée ; après avoir oscillé entre les trois personnages, l'accusation porte sur l'un d'eux. 

À l'instar de la tragédie, durant la crise mimétique, les antagonistes voient petit à petit les différences et les symboles disparaître (parents/enfants, maîtres/élèves,....), partout le même désir et la même haine, les membres du groupe deviennent les jumeaux de la violence, doubles les uns des autres. La disparition des différences (violence indifférenciée) est le signe que la crise va vers son paroxysme, puis sa résolution rétablit les différences symboliques. Le bouc émissaire dans la théorie girardienne est, comme le pharmakon grec, à la fois poison et remède. Le sacré de la victime recèle donc ces dimensions antagonistes.

Deux notions importantes sur le mécanisme de la victime émissaire : le rôle du hasard dans la désignation de la victime ; puis, ce que Girard nomme la méconnaissance (on devrait dire la méconnaissance de l'innocence de la victime), c'est-à-dire que dans les sociétés archaïques, le système fonctionne parce qu'on ne le comprend pas : "Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a ; apprendre qu'on en a un, c'est le perdre".  De là, il fait remarquer que les anthropologues n'ont pas vu que la victime, dans les mythes, apparaît comme coupable, tandis que les Évangiles reconnaissent avec le Christ l'innocence de la victime sacrificielle. De ce fait, la révélation chrétienne serait source du scepticisme moderne, car elle supprime les religions archaïques. Cette démystification du mécanisme du bouc émissaire aurait conduit à la recherche des causes réelles des phénomènes. 

Peter Thiel (entrepreneur libertarien : fondateur Paypalanalyse l'économie libérale au regard du modèle girardien de la crise mimétique : "Girard  a repensé la question de la rationalité du christianisme. Cela dit on peut souscrire aux théories de Girard sans embrasser pour autant cette dimension religieuse. D'un point de vue théologique, le processus de mimesis est tellement puissant que seule une perspective transcendante permettrait de s'en dégager et d'innocenter le bouc émissaire ; c'est une vérité que les hommes ne peuvent atteindre par eux-mêmes. En revanche, d'un point de vue philosophique, il est possible de s'extraire progressivement de la mimesis et de la dynamique du bouc émissaire." Il avance une analogie avec la foi dans l'efficacité des marchés financiers. ("Philosophie Magazine" hors-série consacré à Girard, pp 95-98)


Pour revenir à "La violence et le sacré", il est utile de noter que René Girard s'y oppose à  Freud (chapitre VII et VIII) et à Lévi-Strauss (chapitre IX).

Selon Freud, il existe un désir premier et universel pour la mère, indépendant du désir du père. L'inconscient de l'enfant se poursuit dans l'inconscient collectif de l'humanité et la culture naît du verrouillage des désirs par les interdits (inceste, parricide). 
Pour Girard, le désir pour la mère est accidentel, il y a d'abord identification au seul modèle qu'il a sous les yeux, le père, puis l'enfant forme ses désirs suivant son modèle. Le père qui voit d'un mauvais œil cette mimesis naïve, perçoit l'enfant comme un rival : "Le désir de parricide et de l'inceste ne peut pas être une idée de l'enfant, c'est de toute évidence l'idée de l'adulte, l'idée du modèle.
S'il reconnaît le génie de Freud, l'anthropologue français pense que celui-ci est passé à deux doigts de la théorie mimétique pour son Œdipe. Il aura recours aux effets mimétiques à propos d'une autre formation psychique, le Surmoi. 

Girard s'oppose à la conception structuraliste des systèmes de parenté de Lévi-Strauss. Pour lui, la structure familiale que nous connaissons est basée sur les interdits de l'inceste : "La prohibition de l’inceste s’explique par la terreur sacrée du retour de la violence indifférenciée, par exemple celle qui met aux prises les hommes du même groupe se disputant les femmes qu’ils ont à proximité." (Association de recherches mimétiques : "L'unité des cultures"). 
Chez Lévi-Strauss, c'est la règle positive qui commande : "L'exogamie a une valeur moins négative que positive, [...] elle affirme l'existence sociale d'autrui, et [...] elle n'interdit le mariage endogame que pour introduire, et prescrire, le mariage avec un autre groupe que la famille biologique : non certes, parce qu'un péril biologique est attaché au mariage consanguin, mais parce qu'un bénéfice social résulte du mariage. [...]. L'inceste est moins une règle qui interdit d'épouser père, sœur ou fille, qu'une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui." ("Structures élémentaires", cité dans "La violence et le sacré", p 350). 
Ce à quoi Girard rétorque : "... c'est l'interdit qui est le premier. L'échange positif n'est que l'envers de la prohibition, le résultat d'une série de manœuvres, d'avoidance taboos, destinés à éviter, entre les mâles, les occasions de rivalité."  (Synthèse du chapitre IX chez "Robin Guilloux") 
Les conceptions nettement opposées des deux anthropologues, tant à propos des origines des mythes et du totémisme que du passage de la nature à la culture, sont brièvement rappelées dans "Philosophie Magazine" hors série consacré à Girard (pp 92-93).

Les anthropologues contemporains ont abandonné l'usage du terme "bouc émissaire", face à l'impossibilité d'unifier rigoureusement tous les rites qui y ressemblent de près ou de loin. Si ce n'est Girard qui unifie le sens du rite réglé (anthropologues) et de la violence spontanée (journalistes) en un mécanisme originaire partout à l'œuvre.

Si l'on peut aujourd'hui vérifier le désir mimétique au quotidien, se pencher sur les boucs émissaires de l'histoire, il s'avère délicat d'inscrire à tout prix certaines faits sociologiques dans le cadre des théories de Girard. À cet égard, et pour clôturer le sujet, quelques points de vue contradictoires dans un prochain billet.

Autres articles : 
Girard 1 : "La violence et le sacré"
Girard 2 : "Le désir mimétique"
Girard 4 : "Grains de sable"

2 commentaires:

  1. Les sorcières étaient-elles des boucs émissaires ? Je me réjouis que vous prolongiez cette présentation. Bonne journée.

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    1. Dans mes lectures sur ce sujet, je n'ai pas trouvé de référence aux sorcières.
      L'un des griefs que l'on peut formuler à l'encontre de Girard est que ses approches sont assez phallocrates. Dans le sens où leur exécution purge la société du mal, les sorcières peuvent jouer le rôle de boucs émissaires (on trouve dans la littérature le terme "chèvre émissaire") au sens girardien.

      Il est à noter que les anthropologues contemporains ont abandonné l'usage du terme "bouc émissaire", face à l'impossibilité d'unifier rigoureusement tous les rites qui y ressemblent de près ou de loin. Si ce n'est Girard qui unifie le sens du rite réglé (anthropologues) et de la violence spontanée (journalistes) en un mécanisme originaire partout à l'œuvre (cette dernière considération est si importante que je l'ajoute à l'article).

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