9 avril 2020

Girard : grains de sable

Récapitulons la penséee de René Girard :
  • "Mensonge romantique et ..." révèle le désir triangulaire mimétique. C'est subtil et convaincant.
  • "La violence et le sacré" fait l'hypothèse que l'escalade de la violence mimétique au sein d'une communauté trouve apaisement dans le lynchage d'un seul en rétablissant les différences sociales (l'ordre). Cet événement fondateur, reproduit par les rites sacrificiels, serait à l'origine des religions et de notre culture. Hypothétique et intéressant.
  • "Des choses cachées..." représente le coming out chrétien de Girard. La révélation de l'innocence de la victime émissaire (Passion du Christ) marque le blocage de la machine sacrificielle, la fin des religions archaïques.    
Le troisième point induit une vision téléologique [les phénomènes sont expliqués par une cause finale, un but vers lequel irait l'humanitédont les hypothèses ont surtout été reconnues et adoptées par des argumentateurs d'allégeance chrétienne. Girard et Nietzsche coupent en deux l'histoire du monde à l'avènement du christianisme : alors que le second le considère dans le mauvais sens, la morale des faibles et des esclaves, Girard en donne une interprétation anthropologique et pose la question du message des Évangiles : "peut-il être l'œuvre des hommes ou est-il inspiré par une transcendance ?" (J-C Guillebaud).

Deux contradicteurs.

Le biologiste Henri Atlan critique le "saut théologique" que fait Girard dans "Des choses cachées ...". Les sociétés étant fondées sur la violence [sa crainte] et ne devant leur survie qu'au mécanisme salvateur du bouc émissaire, Girard affirme que la révélation de ce mécanisme ne peut être que d'origine divine. Atlan introduit la grande question de la biologie moderne, analogue à celle à laquelle répond Girard : "Les modèles d'auto-organisation montrent que les propriétés générales d'un système complexe composé d'éléments simples diffèrent des propriétés de ces mêmes éléments. Par exemple, sous certaines conditions, un ensemble de neurones peut dégager des propriétés de compréhension alors qu'aucun neurone ne pense. Il n'y a pas besoin d'invoquer la Vie, l'Esprit ou un quelconque autre concept mystérieux pour comprendre ces mécanismes : ils sont précisément mécaniques. Le concept spinoziste de causa sui, cause de soi, convient mieux.
Sur cette base, le biologiste introduit la notion de déviation aléatoire dans un système auto-organisé biologique qui le dote de compétences nouvelles. Il fait l'analogie avec ce qui se passe dans la perturbation de la rivalité mimétique généralisée qui se concentre soudain sur une seule personne : "Les  membres de la société ne peuvent pas concevoir le mécanisme victimaire comme un effet du hasard ; il est d'emblée chargé de sens [culpabilité du bouc émissaire, causes magiques] (...). Un observateur extérieur qui connaît le fonctionnement du mécanisme n'y voit, lui, que le résultat (...) d'un petit quelque chose qui a polarisé la foule contre un individu ou un groupe, et a produit de la différence au sein de la «guerre des doubles» mimétiques." Sa démonstration le conduit à affirmer que la méconnaissance  du mécanisme victimaire, essentielle pour Girard, n'est plus nécessaire, un membre de la société pouvant se placer aux deux niveaux d'observation du système.

Henri Atlan pense qu'il est inexact de dire que tout sacré est sacrificiel et de type bouc émissaire. La monnaie et l'écrit possédaient à l'origine les caractères du sacré, certes diminués par la sécularisation. Le sacrifice permet d'établir un rapprochement entre le divin et l'humain, voilà tout. 
Il trouve réducteur d'affirmer que le sacré sert à la stabilisation sociale ou à expier la violence humaine. Il y voit plutôt le germe dans les expériences mystiques et états de conscience modifiés par des hallucinogènes (William James). ["Philo Mag" hors-série Girard, p.82]

Marcel Hénaff, philosophe et anthropologue (San Diego, Californie), considère que le sacrifice est un moyen de régler les rapports entre l'ici-bas et l'au-delà. S'il reconnaît que la thèse de la violence mimétique est féconde, il pense aussi qu'elle n'explique en rien le sacrifice rituel : "On ne trouve aucune trace de bouc émissaire ou de résolution de crise collective dans les sacrifices védiques, grecs, mésopotamiens, africains, aztèques." Il insiste sur les détails du sacrifice de Dionysos enfant sur lesquels il est non pertinent de "plaquer un schème général". Il contredit de même Girard sur le sacrifice du roi en Afrique noire, que "La violence...mentionne néanmoins largement.
Quant à la vengeance, Hénaff distingue les sociétés sans État, sans système arbitral, où elle est "procédure de compensation avec conclusion", des sociétés étatiques où "elle est interdite donc non régulée, et pour cela virtuellement sans fin", et où un lynchage collectif est souvent observé. Il n'accepte en aucun cas le mécanisme victimaire en modèle d'explication du sacrifice rituel dans les sociétés traditionnelles. Il s'en est expliqué "franchement et amicalement" avec Girard. ["Philo Mag" hors-série Girard, p.66]

J'aurais aimé rendre compte d'un entretien avec Benoît Chantre, philosophe proche de René Girard, mais le compte rendu serait trop lourd. Optimiste, il conclut à l'apparition contemporaine de l'inefficacité totale de la violence, sa "démonétisation" ["Philo Mag" hors-série, p75]. Je vous renvoie à son livre "Les derniers jours de René Girard". 
Graphe d'un réseau social

"La violence et le sacré", à la source des quatre articles consacrés à la pensée de René Girard, m'a semblé touffu et opaque (480 pages denses) ; il ne s'agit pas d'un ouvrage de vulgarisation. Lorsque je considère les considérations de gens tels que H. Atlan, M. Hénaff, R. Pommier, B. Chantre et autres, leurs développements ont des contours nets. Ce ressenti est sans doute partiellement influencé par le fait que je les ai abordés dans des articles succincts.

Retenons la singularité de ce travail qui conduisit son auteur à un engagement religieux non mystique mais intellectuel.

2 commentaires:

  1. De cet auteur je ne connaissais que le nom et le tire Des choses cachées;.. Pas trop compliqué à lire? Actuellement, on a le temps, me direz vous.
    Je viens de lire un livre formidable qui m'a fait beaucoup penser à vous, ça parle d'oiseaux, ou plutôt de l'étude des oiseaux, en particulier leurs territoires (et chants).
    http://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2020/04/habiter-en-oiseau.html

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    1. Oh c'est compliqué, je l'écris en fin de billet : opaque et touffu. J'y ai passé deux mois depuis Noël, plus le temps d'analyser un peu et faire quatre billets...Ce qui m'intéresse est de partir dans plusieurs directions enrichissantes à partir de ce genre de lecture.

      Vinciane Despret : c'est un nom ici. Et ailleurs vois-je : les publications issues de l'Univ de liège sont toujours formidables... ;-)
      Merci d'attirer mon attention sur ce livre. Je ne sors plus en quête de photos d'oiseaux depuis quelques temps, mais le livre m'intéressera.

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