17 mars 2020

Le désir mimétique

Alors qu'il enseignait la littérature française aux États-Unis, René Girard a été frappé par la même problématique qui réapparaissait sous des jours différents chez les grands romanciers. Trois exemples.

Dans "Le rouge et le noir" (Stendhal), le maire de Verrières, M. de Rênal, souhaite s'attacher les services de Julien Sorel comme précepteur de ses enfants. Il veut ainsi affirmer son rang social vis-à-vis de Valenod, le riche bourgeois. Lorsqu'il négocie le prix avec le rusé père Sorel, celui-ci lui rétorque "Nous trouverons mieux ailleurs". M. de Rênal est persuadé que Valenod désire engager Julien, il attribue un désir imaginaire à son rival. Girard : "Pour qu'un vaniteux désire un objet, il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s'attache un certain prestige."

Dans "À l'ombre des jeunes filles en fleurs" (Proust), le narrateur désire voir jouer la Berma, actrice qu'admire Bergotte, lui-même jouissant d'un prestige auprès du petit Marcel. C'est Bergotte qui désigne au narrateur l'objet qu'il désire passionnément. Or de retour du spectacle, Marcel est très déçu, l'avoue en présence de M. de Norpois qui se croit tenu de rendre un hommage  à l'actrice  par quelques pompeux clichés. Les paroles du vieux diplomate font renaître chez Marcel la foi en la Berma. Girard : "Non seulement l'autre et l'autre seul peut déclencher le désir, mais son témoignage l'emporte aisément sur l'expérience vécue lorsque celle-ci contredit celui-là."

Dans "L'éternel mari" (Dostoïevski), Pavel Pavlovitch cherche à rencontrer les anciens amants de sa femme qui vient de mourir. Parmi ceux-ci, le don Juan Veltchaninov qu'il invite à rencontrer sa nouvelle fiancée, car il souhaite se remarier. Pavel Pavlovitch se comporte conformément à la logique du désir triangulaire, il veut que Veltchaninov désire cette femme et se porte garant de sa valeur érotique. Girard : "Pavel Pavlovitch ne peut désirer que par l'intermédiaire de Veltchaninov, en Veltchaninov comme diraient les mystiques."

Nos désirs sont très sociaux : la publicité mise sur l'effet de
suggestion exercé par des modèles prestigieux : what else ?

Girard confiait au "Philosophie Magazine" en 2008 : "Je suis arrivé à l'idée que s'il y a des modes et de l'Histoire, c'est parce que les hommes ont tendance à désirer la même chose. Ils imitent le désir des uns et des autres. L'imitation, pour cette raison, est source de conflits. Désirer la même chose, c'est s'opposer à son modèle, c'est essayer de lui enlever l'objet qu'il désire. Le modèle se change en rival. Ces allers-retours accélèrent les échanges hostiles et la puissance du désir ; il y a donc chez l'homme une espèce de spirale ascendante de rivalité, de concurrence et de violence.Chacun peut être à la fois disciple de quelqu'un et modèle d'un autre. Et la violence même du rival/modèle s'imite.

Jean-Michel Oughourlian (neuropsychiatre et psychologue) élargit le champ de la rivalité mimétique : "La guerre froide entre l'empire américain et l'empire soviétique est un bon exemple de cette rivalité mimétique : chacun désirant occuper la position de modèle imitait l'autre, à travers l'acquisition de l'arme atomique ou la conquête spatiale. D'ailleurs, depuis que cette rivalité a disparu, plus personne ne s'intéresse à la lune." Pertinent ou simpliste ?

Dans "La violence et le sacré" (p 217), Girard, égratignant la psychanalyse, réaffirme sa théorie du désir mimétique: "En nous montrant en l'homme un être qui sait parfaitement ce qu'il désire, ou qui, s'il paraît ne pas le savoir, a toujours un «inconscient» qui le sait pour lui, les théoriciens modernes ont peut-être manqué le domaine où l'incertitude humaine est la plus flagrante. [...] ... l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être."

Il ajoute : "Le mimétisme du désir enfantin  est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant : «Imitez-moi» afin de dissimuler sa propre imitation."

Contradicteur : l'essayiste René Pommier (sceptique, antireligieux) qui considère Girard comme un "allumé".

Dans le prochain article, quelques mots sur la victime émissaire, au cœur de l'essai "La violence et le sacré".

Autres articles : 
Girard 1 : "La violence et le sacré"
Girard 2 : "La victime émissaire"
Girard 4 : "Grains de sable"

2 commentaires:

  1. Un "allumé", pourquoi pas, pour quelqu'un qui éclaire ses semblables ?
    Revu hier soir "Lawrence d'Arabie" à qui ce mot irait aussi.
    Bonne journée à vous.

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    Réponses
    1. "Allumé" : le qualificatif fait un peu querelle de clocher pour penseurs.
      Ceci dit, je trouve que des théoriciens tels que Girard, Freud ou Levi-Strauss (qu'il m'a été nécessaire de comprendre un peu pour aborder le chapitre consacré au structuralisme dans "La violence et le sacré"), ces penseurs disais-je ont eu chacun des intuitions géniales dont les implications peuvent s'avérer contradictoires. Pour ma part, je puise chez chacun mes interprétations du monde, qui elles-mêmes sont quelquefois antagonistes. Rien n'est noir ou blanc. Je prends du plaisir à lire leurs textes et à y réfléchir, j'essaie d'être neutre c-à-d sans pencher a priori pour tel ou tel théoricien du fait qu'il est associé à telle ou telle doctrine/idéologie/religion.

      Je n'ai jamais lu "Les sept piliers de la sagesse" de T.E. Lawrence, un jour peut-être.

      Portez-vous bien.

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