19 mars 2020

Cabré : toujours le mal


Traduit du catalan par Edmond Raillard

Treize nouvelles surprenantes et inventives sur la noirceur des âmes. "Quand arrive la pénombre" reprend des textes écrits entre 2012 et 2016 que Jaume Cabré a regroupés et un peu remaniés pour former un livre. En suivant l'idée du romancier Riera Llorca, qui "défendait l'idée que les recueils doivent être constitués de nouvelles qui ont un lien entre elles, une atmosphère commune, un rapport, pas forcément thématique (...)".

Déroutant, vif, imaginatif, plein de ruptures de temps et de fantaisie, des dialogues enlevés : je n'ose pas le mot virtuosité mais 
l'auteur catalan adore écrire, cela semble viscéral. Sur la corde raide et jamais pesant : l'esprit et l'humour sont derrière la porte alors que la mort affûte ses lames au coin des pages.

Un fil rouge déroutant : la peinture, des tableaux d'art (J.-F. Millet et H. Rigaud) où sont aspirés des personnages par-delà l'épaisseur temporelle, qui pour respirer l'odeur des foins, qui pour voir le visage d'une fermière marchant vers le soleil levant. Mieux, tel personnage hantant une toile se voit rejoint et libéré dans un récit différent, de sorte que les textes se répondent de manière inattendue. S'agit-il d'aménagements a posteriori afin d'honorer les prescriptions posées en début du billet ? Mais c'est convaincant.

Bien que l'on ne sorte pas du recueil avec un fort sentiment esthétique, comme parfois avec les courts textes de Capote ou Nabokov, c'est très bien car l'auteur maintient à distance l'odieuse galerie criminelle : les personnages sont cyniques mais on n'éprouve pas que l'intention de l'auteur est telle. Reprenons les termes de "En attendant Nadeau" qui conclut au rire sardonique d'un écrivain farceur.

La présentation du recueil chez Actes Sud en dit plus sur le contenu, avec une revue de presse. On peut y voir Cabré bien s'exprimer en français. 

Pour ma part, je veux souligner les incipit qui prennent à bras-le-corps. En voici deux:
  • "Le jour où j'ai tué ma première gamine, j'ai compris que c'était très facile à faire mais que ma vie avait changé sans possibilité de revenir en arrière ; à partir de ce moment, je ne pouvais plus être une personne normale ; j'étais devenu un homme exceptionnel. [...]." ("Paradis", p.107)
  •  "Eh bien, moi je dirais que c'est parce que les soldats, c'est leur métier de tuer. Et ceux qui en sont le plus conscients, c'est ceux de l'infanterie : ils peuvent voir l'ennemi face à face et entendre les enfants pleurer. [...]." ("Moyennant finances", p.43)
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Dans l'élan, emprunt du fameux "Confiteor" en bibliothèque. Après trente pages, emballé pesé, achat du poche (au passage soulignons le papier souple et satiné du "Babel", rare pour un bouquin de prix modique). En matière de lecture, on attend toujours quelque chose de nouveau, qui – enfin ! – vous souffle, un Faulkner, des auteurs de cette trempe : c'est le premier ressenti avec ce vaste récit (928 pages).

8 commentaires:

  1. Confiteor était bien noir, je n'avais pas supporté. Pourtant sur des sujets similaires je préfère un bon documentaire (non fiction, quoi), mais je confirme que Cabre a du talent.
    Je retiens la citation sur ce que doivent être des recueils de nouvelles et confirma la qualité des parutions Babel, qui proposent souvent de solides pavés.

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    1. "Confiteor", je verrai bien en avançant... Ce qui me fait délaisser un livre, c'est plutôt le gore ou le sexe vulgaire, Cabré n'est pas de cette veine noire-là. Aller aux sources du Mal m'importe, l'auteur s'en tient moins à distance que dans "Quand arrive la pénombre". Certain(e)s trouvent ses digressions et subits changements d'époques un peu lourds, je trouve cela tonique.
      Vous le savez, rare pour moi d'entamer un pavé, hormis Faulkner ou récemment "La violence et le sacré".

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  2. Peut-être m'attendiez-vous ici Christian...eh oui, je l'ai lu et j'ai été prise, enchantée de l'être aussi.

    J'ajouterais à ce que vous dites quelques traits ironiques qui ne recherchent pas, il me semble, le sourire du lecteur mais le font se sentir comme observé par l'auteur. L’œil de la couverture s'intensifie à mesure que le lecteur progresse. C'est l'impression que j'ai eue en tout cas.

    Une plume magnifique.Merci de l'avoir chroniqué.
    Prenez grand soin de vous!


    Encontraremos también alguna pincelada irónica que lejos de buscar la sonrisa del lector, le hacen casi sentirse observado por el propio autor, como si esa ironía fuera destinado al propietario de la pluma y no del libro. Y es que, la sensación de ese ojo mirándonos que ilustra la cubierta del libro, se intensifica a medida que avanzamos historia tras historia.

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    1. Je suis heureux que vous ayez été prise et enchantée par ces récits, c'est une très bonne plume que je découvre avec plaisir.
      Merci pour l'extrait du blog "Entre des piles de livres".

      Lorsque j'ai vu que JC était traduit du catalan, j'ai visionné la carte de la langue et me suis demandé si l'on parle catalan dans la rue, du côté d'Alicante, Benidorm, Valence, où nous allons en vacances, puis j'ai vu que les Baléares en font partie. Je pensais bien vous poser la question, plutôt que de faire des recherches sur internet. Est-ce comme un patois que l'on utilise parfois entre amis ? Je suppose que non puisque Cabré écrit en catalan.

      Faites attention à vous, Colette, et saluons les gens qui travaillent en première ligne. Bonne soirée.

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    2. Oui, on y parle catalan, enfin des "variantes", pour ne vexer personne en les appelant des dialectes;-) Mais, selon les endroits, on entend plus d'espagnol que de catalan. À la campagne, dans les villages, c'est plus le catalan, dans les grandes villes, plus l'espagnol, généralement.
      La version catalane du valencien est différente de la majorquine qui est différente de...vous comprenez!

      Oui, nous applaudissons tous et partout les soignants.

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    3. Ah pas simple donc, notez que je m'en doutais un peu. En Allemagne, un Berlinois qui s'exprime est un étranger en Bavière...
      Ma mère parlait l'allemand luxembourgeois avec la sienne, et nous avions l'habitude de dire qu'elles parlaient «en patois», sans connotation négative. Je sais qu'en France, ils n'aiment pas qu'on désigne un parler par le mot patois.

      Bonne soirée, merci de votre réponse, puis prenons notre mal en patience et soyons prudent surtout.

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  3. "Confiteor" me tente, mais je ne me sens pas de taille à l'aborder en ce moment, je le garde en réserve. Et sans doute nous en direz-vous davantage quand vous aurez mené cette lecture jusqu'au bout. Un pavé, c'est parfois bien quand on est confiné chez soi. Bonne journée.

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    1. C'est vrai qu'il y a des moments pour tel ou tel livre, Faulkner par exemple, je ne me sens pas toujours "de taille" comme vous dites, alors il attend.

      "Confiteor" ne me déçoit pas, j'avance doucement, ce n'est pas un page-turner. Puis il y a une maquette d'avion sur sa fin qui demande du temps. Je n'ai pas encore (re)commencé Sarraute, pourtant j'ai ce qu'il faut, y compris des ebooks que Dominique m'a aimablement envoyés.

      À bientôt Tania.

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