11 mars 2020

La violence et le sacré


Alors que la question de l'origine naturelle (ou pas) de la violence dans l'espèce humaine me revenait régulièrement [après la lecture de fictions saisissantes telles que "La bouche pleine de terre" ou "La cage"] je suis tombé sur un article de "La presse littéraire" – "L'homme est-il violent par nature ?" – qui survole le sujet en procurant néanmoins une série de pistes intéressantes. Parmi celles-ci, un aperçu des thèses de René Girard que j'ignorais totalement.

La première hypothèse de l'anthropologue/philosophe est consacrée au caractère mimétique du désir : selon lui, l'on ne désire pas quelque chose pour la chose en soi, mais d'abord parce qu'elle est désirée par une autre personne, un modèle (médiateur). Il s'agit donc d'une relation triangulaire où le modèle est aussi obstacle : on ne marche pas sur ses plates-bandes ! D'autres individus, par mimétisme, désirent la même chose et des rivalités se développent, sources de conflits et de violence. Nous y reviendrons en détail.
Suivant cette approche, s'appuyant sur l'étude de sociétés archaïques et les grands mythes (Œdipe, Dionysos...), Girard pense que, au sein d'un groupe humain, ces rivalités dites mimétiques font boule de neige, deviennent antagonisme généralisé, la guerre de tous contre tous, ce qu'il appelle la crise mimétique. Cette violence menace à tout instant de détruire le groupe. Au paroxysme de cette crise, intervient un mécanisme salvateur : les rivalités exaspérées s'orientent vers un seul individu, c'est l'unanimité violente. Une fois celui-ci expulsé/exécuté, la communauté hébétée et apaisée retrouve la paix, de sorte que la personne sacrifiée, dite victime émissaire, est considérée en même temps comme cause de la crise violente et porteuse du pouvoir de rétablir l'ordre, ce qui lui confère une valeur  sacrée. 
Les sociétés archaïques, soucieuses de préserver leur sérénité et leur survie, devant la menace d'une spirale violente destructrice, répétèrent ce mécanisme fondateur à travers des sacrifices rituels afin de s'en préserver. Girard pense que ceci est l'origine du religieux, thèse développée dans "La violence et le sacré".

Aux conjectures sur l'origine naturelle de la violence humaine, Girard assigne donc une perspective originale.

L'essai "Mensonge romantique et vérité romanesque" (1961) expose la théorie du désir mimétique à partir de grands textes littéraires : Stendhal, Cervantes, Proust, Dostoïevski,... En 1972,  après une décennie de recherche, paraît "La violence et le sacré" où Girard explore les ramifications de sa théorie en relation avec l'anthropologie, la tragédie grecque et la mythologie. Vaste travail rédigé clairement (bien que l'étude soit très fouillée) dans un style élégant, que l'éditeur (Pluriel/Fayard) n'hésite pas à qualifier, à juste titre, de "magnifique œuvre littéraire".

Sans suivre René Girard jusqu'au bout ("Des choses cachées depuis la fondation du monde", 1978) lorsqu'il devient trop prophétique et défend la prééminence morale et culturelle du christianisme, je crois que ses thèses méritent qu'on s'y attarde. Et les controverses qu'elles suscitent ne les rendent que plus intéressantes.

Les hypothèses de Girard sont-elles scientifiques ? Il s'en explique page 464 : "Nous n'accédons à l'événement fondateur [Girard fait allusion au mécanisme de la victime émissaire nommé «unanimité violente»] qu'au terme d'une série de va-et-vient entre des documents toujours énigmatiques et qui constituent à la fois le milieu où la théorie s'élabore et le lieu de sa vérification." Peu scientifique en effet. À cela, il rétorque que d'autres théories recueillent l'épithète, comme celle de l'évolution des êtres vivants, basée sur des recoupements et rapprochements, compte tenu des durées sans commune mesure avec l'existence individuelle. Comme pour le transformisme, il faut procéder par hypothèses pour dégager le mécanisme de l'unanimité violente.  

L'argument clé de Girard est que "pour retenir sa vertu structurante [la paix retrouvée], la violence fondatrice [sacrifier un pour tous] ne devait pas apparaître". De sorte que "le retrait du fondement ne fait qu'un avec l'impuissance des chercheurs à attribuer au religieux une fonction satisfaisante. La présente théorie est la première à justifier et le rôle primordial du religieux dans les sociétés primitives et notre ignorance de ce rôle."

Le prochain article traitera du désir mimétique, matière des plus captivantes parmi celles que l'on découvre avec le théoricien français.

Autres articles : 
Girard 2 : "Le désir mimétique"
Girard 3 : "La victime émissaire"
Girard 4 : "Grains de sable"

6 commentaires:

  1. Lu il y a trop longtemps pour m'en souvenir avec précision, je me rappelle quand même, j'avais 20 ans, de ma conclusion: nous avons l'esprit grégaire.
    Si l'on se reporte à l'art, la plupart des artistes commencent par copier, mais cela est différent bien sûr.
    Je lirai la suite avec plaisir et intérêt.

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    1. Grégaire dans la la mesure où les groupes primitifs tentaient de se protéger de leur propre violence en célébrant des rites collectifs qui reproduisaient l'événement salvateur, à savoir l'exécution d'une victime émissaire qui avait rétabli l'ordre et la paix.

      Vous faites bien de citer les artistes dans le cadre de la rivalité mimétique. Dans le livre, Girard cite un extrait de lettre de Hölderlin à Schiller : "J'ai suffisamment de courage et de jugement pour me libérer des autres maîtres et critiques et poursuivre mon chemin à cet égard avec tout le calme nécessaire, mais par rapport à vous ma dépendance est insurmontable, et c'est parce que je sens à quel point un mot de vous décide de moi que j'essaie parfois de vous oublier, afin de ne pas être pris d'inquiétude pendant mon travail. Car j'ai la certitude que cette inquiétude, cette gêne, est justement la mort de l'art [...]". Hölderlin exprime lucidement sa situation de disciple qui voit le modèle du désir – Schiller et son œuvre – se transformer en obstacle et en rival.

      À vingt ans je n'aurais sans doute pas retenu grand chose de ce livre ; j'espère que mes billets permettront de garder trace de cette lecture parfois éprouvante.

      Belle soirée Colette.

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  2. Dans ma bibliothèque, "Mensonge..." et "Des choses cachées...", mais je n'ai jamais lu cet essai-ci. Le triangle mimétique est un instrument très utile pour décrypter les relations humaines, mais je n'ai pas retenu grand-chose d'autre. Je lirai la suite pour me rafraîchir les idées. Bonne journée, Christw.

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    1. "La violence et le sacré" se situe entre les deux livres que vous avez. J'essaierai d'être clair et pas trop long, ce n'est pas une mince affaire d'écrire des billets là-dessus.

      Le désir mimétique est une notion très intéressante et actuelle, "utile" dites-vous bien, même si je ne pense pas qu'elle soit la source de toutes les rivalités violentes.

      Avec Girard, je suis parfois perplexe en lisant l'audace de certaines hypothèses, même s'il est convaincant. Qu'en retient-on aujourd'hui ? Les collègues scientifiques hors France sont restés assez discrets. En critiquant Freud et Levi-Strauss dans "La Violence...", même si plusieurs griefs tiennent la route, il s'est mis beaucoup de monde à dos.

      Girard a déclaré que ses recherches sur l'anthropologie du phénomène religieux, l'ont amené à devenir chrétien (philo mag hors série, nov 2011). Ceci doit être développé dans le second livre que vous avez "Des choses cachées...".

      Bonne après-midi, Tania.

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  3. Vous me faites découvrir ce penseur. Merci. Cette réflexion sur la violence m'intéresse. Je lirai la suite avec un grand intérêt. Je note ce titre, d'ailleurs.
    Bon week end !

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    1. Ce qu'il faut retenir sur la violence selon Girard, c'est que les communautés primitives la voyaient comme «quelque chose» qui peut s'emballer jusqu'à la destruction du groupe. Ce quelque chose était craint, possiblement incontrôlable et apaisé par le «mécanisme» de la victime émissaire (sacrifice).
      Bon week-end Bonheur.

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