12 novembre 2019

La cage

Traduit de l'anglais (Nouvelle-Zélande) par Mireille Vignol.

"[...]. La salle tremblait sous les mouvements des couteaux et fourchettes. Lorsque les étrangers se penchaient l'un vers l'autre pour se faire des confidences, la pièce entière se penchait avec eux. Les visages se dressaient. On ne voulait pas en perdre une miette.
Quand ils se sont levés, le raclement de plusieurs chaises a retenti dans la salle à manger.
Près de la porte, le plus âgé s'est arrêté et s'est retourné. Son intuition était bonne. Son visage rendait compte de la terrible nouvelle. Il avait l'air oppressé. Ce qui voulait évidemment dire que nous étions devenus ses oppresseurs. Pourtant, aucune des personnes présentes dans le restaurant ce soir-là n'aurait pu imaginer que cette qualification s'applique à elle.
Dans la file des clients qui sortaient, quelques-uns ont au moins eu la décence de prendre un air contrit. Ils souriaient tant et plus, mais n'ont pas pu résister à la tentation de se rassembler sous la véranda de l'hôtel au bout de laquelle les étrangers s'étaient obligeamment retirés.
Tout le monde s'est intéressé au ciel nocturne. Nul n'avait grand-chose à dire. Dans la nuit gris terne doublée d'une couche plus sombre, la lune était mince et seules quelques étoiles étaient susceptibles de retenir l'attention. En tout cas, il n'y avait pas assez de lumière pour remarquer la disparition des étrangers – jusqu'à ce qu'on entende : Là-bas !
Qui a crié ? Ça n'a pas d'importance. Une forme de peur collective avait soudain trouvé sa voix.
Nous scrutions les ombres qui se fondaient dans l'allée. Les étrangers s'enfuyaient-ils ?
Nous entendions le frottement suivi d'un glissement distinctif de leurs chaussures, mais plus précipité que d'habitude, un peu plus urgent.
Quelqu'un s'est lancé à leur poursuite. et tout le monde est parti à la charge – Dawn repoussée sur le côté avec son plateau – tandis que circulait la rumeur qu'ils fuyaient.
Mais qui ou quoi fuyaient-ils ?  Personne n'a songé à le demander.
Les étrangers se sont mis à courir.
Ce qui est curieux, c'est que nous savions quoi faire. Les étrangers aussi ; ils allongeaient le pas dans la rue et le jeune entraînait le plus âgé en lui prenant le bras.
Ceux d'entre nous qui les poursuivaient n'échangeaient pas un mot. Mais qu'aurions-nous pu dire qui soutienne l'idée que nous avions un plan ? Comment aurions-nous pu justifier nos agissements ?

Un troupeau de moutons, cloué sur place, attend que l'un des siens décide de la marche à suivre. Est-ce prudent ? Y-a-t-il un danger ? Dès que l'un se décide, ils ont, de fait, tous décidé. Le troupeau se rue, ceux à l'arrière foncent désespérément pour suivre le pas, terrifiés à l'idée de se retrouver seuls. Jusqu'à ce que, pour une raison quelconque, les meneurs s'arrêtent et bloquent la voie de ceux qui les suivent. En un renversement d'autorité stupéfiant, ces derniers se retournent et dirigent les anciens meneurs d'où ils viennent, franchissent la barrière à coups de tête comme s'ils regrettaient leur incursion dans la prairie voisine, comme si c'était le comble de la folie.

Les étrangers sont arrivés à un carrefour et nous les avons perdus de vue. Leur intention était peut-être de nous diviser ; c'est en tout cas ce qui s'est passé. Après avoir déferlé au coin de la rue, nous nous sommes arrêtés. Tour à tour, nous avons levé les yeux, surpris d'être impliqués. Nous avons scruté l'obscurité. Les derniers clients du restaurant affluaient encore lorsque les premiers ont commencé à revenir sur leurs pas.
Un peu plus tard, tout le monde est rentré coucher en s'éparpillant dans les ruelles et allées.
Je suis retourné tranquillement à l'hôtel avec M. Byrd et M. Hugues, en discutant de l'étrange événement auquel nous avions pris part. Personne n'a trouvé quoi que ce soit de sensé à dire.
[...]."

Lloyd Jones - "La cage" (Actes Sud, 2019)

Le passage précédent fait songer à l'absurde poursuite infernale de Vladimir Scepanovicz
"La cage" de Lloyd Jones est une parabole. Deux hommes font mystère de leur identité et semblent incapables de communiquer à propos de la catastrophe qui les a fait fuir leur pays natal. L'hospitalité qui leur est accordée change bientôt en suspicion et incompréhension. Les rouages d'une mécanique inexorable s'installent et les étrangers sont mis en cage. Ce texte pointe une actualité inquiétante et de grands enjeux sociétaux du moment. 
Le récit est long et lent, les négligences répétées, parfois odieuses, contribuent à induire la sensation accablante d'une intolérable captivité. "C’est un monde étriqué fait de logiques illogiques, niché entre l’absurde de Franz Kafka et l’attentisme de Samuel Beckett.", écrit "Le Monde Diplomatique" en rappelant l'hypocrisie et la cruauté de notre époque.

4 commentaires:

  1. Réponses
    1. Il faut attendre la page 261, soit les 4/5 du livre, pour que le geôlier chargé de faire un rapport journalier sur les gens en cage, se pose deux questions : "À quel moment ai-je su ce qui allait arriver ?" et "Pourquoi n'ai-je rien fait ?"

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  2. Cruauté de l'époque, tout à fait, et belle écriture.
    Je ne connaissais pas du tout, c'est noté, merci Christian.

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    1. La lecture est un peu fastidieuse à mon goût, c'est long et répétitif, à dessein j'imagine, mais l'idée passe.

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