21 avril 2020

Ouvrir aux mots

— Eh bien, quelque chose est arrivé à « C’est »…
— À « C’est » ?
— Oui, « C’est » a été malmené devant nous, on lui a enlevé son « t »…
— Et il a fallu l’accepter sans rien faire.
— Enlevé son « t » ? Comment ?
— Dès que l’écouteur a été décroché est venu de là-bas, précédant « Antonin », un « Ces » amputé de son « t »… Ces… Antonin…
— Une crevasse s’était ouverte… un vide, tout à coup, qu’il fallait enjamber…
— Ce « t » qui est une de nos fiertés… Quelle autre langue le possède ?
— Cette grâce qu’il a, cette légèreté.
— Cette courtoisie… dès qu’un vide s’ouvre, difficile à franchir, « t » s’élance de c’es… comme une passerelle légère…
— Oui, un « t » qui viendra délicatement se poser de l’autre côté…
— Oh, si délicatement… en effleurant à peine…
— Ah mais c’est encore trop. L’autre que « t » touche si légèrement, le sent posé sur lui, adhérant à lui, insupportable…
— Il lui semble que ce « t » collé à lui le rend grotesque… « Tantonin »… voilà ce que ce « t » en a fait… Tantonin… « Cé Tantonin »…
[...]
— Du pur vandalisme…
— Oh non, ne croyez pas ça. L’assassinat de « t » va bien plus loin…
— C’est une lutte sans merci…
— « t » est l’emblème des privilégiés, des nantis…
— Vous avez vu comme certains… on dirait des parvenus, tant ils ne manquent jamais de l’exhiber, de le mettre bien en valeur, d’appuyer dessus avec force…
— Et le c’es… où le « t » est supprimé devient la marque des défavorisés, des démunis.
— Alors, qu’attendez-vous, par solidarité, pour l’enlever, ce « t », vous aussi ?

Nathalie Sarraute - "Ouvrez" (1997)


Plutôt que ce passage, j'aurais pu proposer celui du «Tu n'as qu'à» qui perdant son "u" et son "n" n'a plus l'air que d'un «taka». Ou bien celui de l'estropié «cata». Ou encore tel mot savant kidnappé et dépouillé de son sens par ceux de l'autre côté de la paroi, du côté des mots recevables.
Dans les quinze dialogues dramatiques de "Ouvrez", Nathalie Sarraute considère la parole comme un événement en soi et les mots deviennent des entités vivantes qui s'expriment. Une paroi transparente, source d'insurrection, sépare ceux "capables de recevoir convenablement les visiteurs" des exclus: ouvrez !
Cet apparent divertissement langagier peut être considéré comme un dialogue philosophique sur le langage, ainsi que l'exprime une étude des "Presses Universitaires de Lyon".

Merci à Ivredelivres d'avoir partagé ce livre numérique.

8 commentaires:

  1. Il me manque, celui-là - je le note, merci.

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    1. Je pense que c'est son dernier «roman», je vous l'envoie.

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  2. Oh, intéressant. Comme des bals, des fuites de lettres, non?

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    1. Des bals, je ne vois pas bien ce que vous voulez dire...
      En fait, à certains moments, ce que voient les mots exclus à travers la paroi leur donne envie d'intervenir, ils n'y tiennent plus, ils appellent, demandent qu'on ouvre.

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    2. Je pensais à une danse de mots, qui entrent et sortent..mais l’image n'était sans aucun doute pas très heureuse!!
      Bon week-end Christian.

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    3. Oh pourquoi pas, chacun(e) le voit comme il veut. Disons qu'il y a une certaine violence dans ce que propose ici Sarraute ; et les bals, même de mon temps, étaient quelquefois chahuté.
      Bon week-end.

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  3. Mais je ne le connais pas celui-ci !.... Ah, décidément, vous me faites repenser sérieusement à Nathalie Sarraute.
    Bon week end !

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    1. J'espère que vous vous laisserez tenter par une relecture...
      Il y a encore "Tropismes" que je voudrais relire après les trois abordés ici.
      Bon week-end, avec du beau temps je pense.

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