30 avril 2020

Un auteur oublié


Incité par un courriel qui me rappelle l'opportunité du service de prêt en ligne (Lirtuel), je parcours leurs dernières acquisitions : Pierre Gascar, "Les Bêtes", Goncourt 1953. Coup d'œil dans la blogosphère, l'écrivain fut prolifique de 1949 à la fin du siècle, Babelio donne deux avis divergents sur ce recueil, une première lectrice s'y est ennuyée, l'autre est enthousiaste : "une langue incroyablement ciselée, d'une élégance extraordinaire, à mettre au rang de Julien Gracq, Ernst Jünger. ...un auteur oublié de façon incompréhensible, à réhabiliter absolument !". 
Le saut fait, je suis aspiré. Deux jours suffiront pour savourer ces six nouvelles où l'on découvre la fascination de Gascar pour le monde naturel. Et d'accord : un auteur à (re)découvrir.

N'y cherchez pas l'écho des émissions télé sur nos amis chiens et chats domestiques, c'est un livre sombre et puissant, écrit au lendemain de la seconde guerre mondiale, dans lequel les bêtes nous renvoient notre propre image animale – "notre propre face tourmentée, comme dans un miroir griffu" écrit Gascar à la fin de "Entre chiens et loups".

Roger Grenier célèbre l'auteur dans la brève postface : "... c'est par les mots, le style, son art d'écrivain que l'auteur apprivoise ces étrangers, ces créatures d'un autre monde, pour percer leur secret. L'écriture de Gascar, une des plus belles de la littérature contemporaine, est armée de cette poésie qui est un des instruments de connaissance les plus pénétrants."

 Six nouvelles sombres et dures, mais tellement bien écrites :
"Les nouveaux s'étaient tus, à leur tour, mais gardaient encore leurs yeux ouverts, comme s'ils avaient été livrés, par l'excès de leurs épreuves, à une sorte d'immortalité rêveuse ou, simplement, comme s'ils avaient été fascinés par l'unique ampoule électrique qui brillait contre une poutre de la grange avec l'acuité même du silence. Seule, parfois, la vrille folle d'un ronflement partait d'un coin d'ombre et, se retournant, le dormeur faisait claquer sa langue sur le vin noir du sommeil. Puis le silence, ce silence du gel qui, dehors, écartelait la nuit, s'établissait de nouveau, sans que personne ne parût songer, même par un simple mouvement, à le rompre. C'est alors que, hors des murs de la grange, s'élevèrent deux longs rugissements." Métaphores de luxe pour ces prisonniers russes affamés dans une grange à quelques kilomètres du front ; tout proche, incongru, un cirque avec des fauves à nourrir (nouvelle éponyme "Les bêtes").

Trois récits se déroulent en temps de guerre, mais j'ai été plus sensible aux trois autres : "La vie écarlate", un jeune orphelin devient boucher malgré lui, "Le chat", un couple emménage dans un espace empreint de mystère et hanté par un chat inquiétant "et "Gaston" où des rats envahissants perturbent les services de dératisation.

Bémol technique, ma version numérique souffre de coquilles dues, j'imagine, à la procédure de reconnaissance optique pour numériser le livre : "Ils" devient "Us" ou "Il" devient "H" et les guillemets ouverts "«" deviennent "à", etc. C'est agaçant et finit par induire un doute quant aux mots qu'on a sous les yeux.

Pour celles et ceux qui veulent aller plus loin, deux études (Université de Gand) : 
  • "La guerre de Pierre Gascar", où la littérature est vue comme témoignage de la guerre. 
  • Puis un mémoire de maîtrise titré "Enjeux de l’écriture de la nature chez Pierre Gascar". Extrait : "... la ligne de frontière séparant le règne animal de la nature humaine semble tout simplement inexistante dans ce recueil. Ainsi, il nous semble que, dans plusieurs nouvelles, l’homme et l’animal se rapprochent l’un de l’autre dans une forme hybride, où l’homme se transforme, du moins partiellement, en une entité zoomorphique." La tendance humaine à l'atavisme y est en effet très présente.
Dans la suite de son œuvre, les affinités de Gascar avec le monde naturel deviendront un vrai souci écologique et il condamnera les dégâts causés par l'industrie et la modernité. J'avais très apprécié "La friche" (1993) révèlent mes notes de 2006.

Je ne résiste pas à l'envie de proposer demain un autre extrait du recueil "Les bêtes".

6 commentaires:

  1. Ah ces Goncourt complètement oubliés! Je n'ai pas résisté et cherché ce nom sur le site de deux de mes biblis, hé bien, il y apparaît , avec plusieurs titres d'ailleurs. Je note La friche (pour plus tard bien sûr)

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    1. Je retrouve dans les notes sur "La friche", que l'écriture est "surannée mais sans accorder au mot un sens péjoratif" (je ne sais plus si ces mots sont de moi).

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  2. Un écrivain que je ne connais pas, bien qu'il ait publié jusqu'en 1999. Bel extrait, et je lirais volontiers "Le chat".
    Il y a longtemps que je n'ai plus acheté de livre dans cette belle collection "de semi-poche" comme écrit l'éditeur, qui a son rayon réservé dans ma bibliothèque (pour une question de hauteur, en fait). C'est fou, ces coquilles numériques !
    Bonne journée, Christw.

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    1. Le vrai nom de P. Gascar est Pierre Fournier, je suppose que cela ne vous en dit pas plus.
      Le format de la collection me plaît aussi, mais ici je n'en profite pas évidemment. La nouvelle "Le chat" est un peu angoissante, semée d'éléments non explicites et cela fait son charme à mes yeux car le texte est très ouvert. Je suis sûr qu'il vous plairait, je ne peux toutefois vous envoyer le recueil, il s'agit d'un emprunt limité dans le temps et en bout de prêt (le livre va s'effacer). Mais ne fût-ce que pour un texte, cela vaut la peine de se connecter à Lirtuel (via votre bibliothèque). C'est gratuit.
      Personnellement je ne prends pas ça comme un infidélité à mes chers livres en papier ;-)
      Prenez soin de vous.

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  3. Un nom que je connais mais hélas sans plus. A noter aussi pour la réouverture de la médiathèque. Merci. Bonne journée.

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    1. Espérons que ce sera pour bientôt...
      Bonne fin de semaine Bonheur.

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