1 mai 2020

Frapper, frapper

Peer se leva, alla vers eux et leur dit qu'il continuerait à assurer son service de palefrenier. Pourquoi agissait-il ainsi ? Par esprit de solidarité ? Non. Il ne connaissait plus depuis longtemps ce climat de pureté virile où vivent de grands mots. Par crainte ? Peut-être, et puis parce qu'il ne tenait pas à sortir de cette vie heurtée et basse qui constituait la nuit de son malheur, avec tout ce que la nuit implique d'indolence et, quoi qu'il en soit, de sécurité. Bien qu'il connût par elle, et grâce aussi à une somnolence qui devenait permanente, une sorte d'inconscience, il formait encore des pensées : « Qu'étaient les chevaux et pourquoi frappait-il les chevaux ? »
Parfois, pressé par ces questions, il se levait et allait se planter devant la bête la plus proche. Les yeux. Il était tout de suite attiré par les yeux. Instinct profond qu'on retrouve à la fois dans le combat sauvage et dans l'amour. Ici ? Ici, il faisait un grand effort ; il disait : « Pauvre bête, pauvre bête. » Et les yeux demeuraient une eau calme, et ces mots mouraient bientôt dans son silence. Il ne pouvait s'empêcher de penser que, lorsqu'il frappait, qu'il déchaînait la furie chevaline, le monde ressemblait à quelque chose. Le cheval qui hennit, saute et se cabre, commence à pénétrer dans un ordre social ; son malheur à lui, Peer, sa solitude, la guerre, ce cauchemar perpétuel, allait prendre un sens : il ne s'en fallait que d'une ligne. On frappe, on frappe... et les êtres meurent juste au moment où ces mouvements fous, cette damnation, allaient révéler la vérité du monde où nous gémissons.

Pierre Gascar - "Les Chevaux" du recueil "Les bêtes"(1953)

Picasso - Étude pour "Guernica"

2 commentaires:

  1. Cruelle, cette violence comme exutoire, qui me rappelle la scène du cheval battu à mort dans "Crime et châtiment".

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    1. Une des études signalées indique que "Le narrateur semble suggérer que, face à une situation limite, telle que l’isolement qu’éprouve Peer pendant la guerre, l’homme se laisse envahir par un instinct animal atavique." Les coups aux chevaux ne seraient pas une régression mais la redécouverte d'une animalité "aucunement absente de notre esprit dit humain".
      Je pense que le contexte de la guerre 40-45 (il fut prisonnier fossoyeur) a contribué à cette vision acrimonieuse de Pierre Gascar.

      Bon dimanche.

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