30 novembre 2020

Le roman irréaliste

Le roman n'avait jamais cherché à dire la vérité avant que l'on tente, au dix-neuvième siècle et encore plus tard, de faire de la littérature réaliste ou de chercher à tout prix un être humain écrivant derrière un narrateur, parce que la recherche du «vrai», du documentaire, serait essentielle. Cet essai regrette les impératifs du réalisme et du naturalisme qui ont conduit le roman "dans l'univers chloroformé de l'hôpital

"Sous le prétexte que les sciences sont plus «vraies» que les arts et que les arts ne pouvaient pas être en reste dans cette grande course au progrès, il serait donc admis que les sciences et leur langage finiraient par commander aux arts."

Cette première partie intitulée "Les aventures du vrai" occupe une large moitié du livre et malgré sa pertinence et son brio, l'auteur y prolonge une critique qui risque de lasser avant un dernier tiers beaucoup plus constructif .

En effet, avec les chapitres "La tradition irréaliste" et "D'Oscar Wilde à Nabokov", Gilles Barbedette, en une soixantaine de pages, cautionne et encense l'aventure littéraire moderne de la dérision et de la parodie. Avec "Don Quichotte" d'abord qui "a commencé avant tout par devenir l'ancêtre du noir ricanement de la littérature irréaliste. Il est l'illustration que la parodie est la pointe éclatante des «arts imitatifs» [...]. Le degré de transposition et de défiguration du réel est poussé dans Don Quichotte à un point tel qu'il devient impossible de croire à autre chose qu'à sa nature romanesque et fictive.Victoire de la folie et de la fantaisie sur le raisonnable. 

Après nous avoir expliqué que Flaubert n'était pas réaliste (malgré la lecture qu'en fit Zola qui aurait révulsé l'auteur de "Madame Bovary"), Barbedette envisage la littérature française du 20è siècle. Il remarque qu'on cherche toujours un chef-d'œuvre du roman surréaliste et que l'œuvre fictive des intellectuels célèbres (Gide, Camus, Sartre) ne pèse pas lourd à côté des maître-livres anglo-américains de Faulkner, Flannery O'Connor, Roth, Bellow ou Nabokov. "La plupart des écrivains français ont cherché à paraītre plus intelligents que leurs livres", écrit-il.

L'essayiste s'attarde alors sur l'incontournable "Tristam Shandy" de Laurence Sterne qui "fit de la parodie un art absolu" :

"L'univers romanesque n'est plus là pour recréer la fausse unité du monde comme aux plus beaux jours du réalisme ; non, il sert à interroger inlassablement les fausses certitudes. C'est cette nature déraisonnable du roman qui aujourd'hui nous intéresse car elle seule est susceptible de nous sortir de la torpeur contemporaine ; elle seule peut relever les bégaiements et les malentendus de l'existence qui, tels les blancs dans la conversation, ont sans doute plus d'importance que les grands systèmes d'interprétation auxquels nous les soumettons."

Parmi les Français du 20è siècle, une seule vraie star selon Barbedette, Proust, cet amoureux fou de la littérature d'outre-Manche : "Aucun auteur français du XXè siècle n'a été aussi brillamment ironique que lui. Et bien peu ont atteint le sublime de son comique." Et de citer la description de la marquise de Cambremer sur la terrasse de l'hôtel de Balbec dans "Sodome et Gomorrhe" : "Proust utilise toujours le descriptif à contresens et de manière anti-réaliste, à la façon des caricaturistes qui, d'un trait, typifient et exécutent un personnage". 

Oscar Wilde a utilisé avec subtilité l'ironie et l'humour pour y désigner des traits philosophiques : "ce que Wilde met en scène, c'est l'image d'une civilisation qui prétend incarner la vérité, alors qu'elle passe son temps à la bafouer et l'ignorer. Et c'est à la vie qu'il s'adresse, à son cortège de maladresses et de pièges qui rend vaine et obscure toute quête d'authenticité. Car l'absolu n'est pas de ce monde ni d'aucun."

Spécialiste de Vladimir Nabokov, dont il a édité et traduit les œuvres, Gilles Bardedette ne pouvait manquer de faire une apologie de l'exilé, dans le chaudron duquel se sont mélangées littératures russe, française et anglaise. Comme Wilde, Nabokov manifeste une "méfiance extrême à l'égard des langages concrets de la littérature" : «La satire est une leçon, la parodie est un jeu», a-t-il pu dire. Telle qu'il la conçoit, la parodie c'est l'esprit de la citation sans la citation ; c'est une fausse imitation doublée d'une critique ; bref, c'est un travestisme élevé au niveau de l'art. Tout, sauf le pastiche."

On peut s'amuser de Sartre qui, critiquant violemment "La méprise" ("article dans "Europe", 1939), s'en prend au personnage (Carlovitch) et à l'auteur, qualifiés de «déracinés» : "ils ne se soucient d'aucune société, ne fût-ce que pour se révolter contre elle, parce qu'ils ne sont d'aucune société". Préjugé matérialiste.

Car "Nabokov voit dans l'infantilisme sublime du roman le moyen de déclarer la guerre aux contingences volcaniques de la vie matérielle. Il croit même secrètement que le devoir du romancier est de participer à une diabolique contamination de la réalité." Ne fût-il pas le traducteur russe de "Alice au pays des merveilles" ?

"L'invitation au mensonge", essai singulier publié en 1989, conserve une fraîcheur revigorante et il figure toujours dans le catalogue Gallimard. Il repose sur le bureau depuis trois mois, tache de café sur la gouttière, beaucoup de marques au crayon – vous en savez quelques-unes –, je peux maintenant ranger ce compagnon d'été dans l'armoire avec le sentiment de lui avoir rendu un tribut mérité.

Pour être complet, signalons que l'essai a été vivement blâmé par Claude Habib dans la revue "Esprit" (1989).

6 commentaires:

  1. Oh, un avatar de la question de l'art pour l'art ? Qu'il dise vrai ou faux, j'imagine bien l'intérêt de la discussion, surtout quand on connaît les écrivains qu'il met sur le gril.
    Sans rapport ou peut-être que si : je suis passée d'un Quarto consacré à Boualem Sansal à un autre consacré à Wilde. Celui-ci ne me retient pas pour l'instant, malgré son brio. Je vais rouvrir le premier.

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    1. L'art pour l'art, l'art ou la vie, pour G. Barbedette, surtout pas de roman «scientifique».
      "Qu'il dise vrai ou faux" : je pense que c'est plutôt une affaire de sensibilité personnelle, l'auteur est excessif mais ce qu'il énonce n'est jamais tout à fait faux, ni d'ailleurs entièrement vrai. Il alimente la réflexion, la discussion.
      Sa longue critique du naturalisme en littérature paraît redondante d'autant qu'on est d'accord avec le principe.
      Je dois dire que l'essai m'a d'autant tenu qu'à terme, il y a Nabokov que j'ai énormément lu il y a quelques années. Et à propos de Quarto, ses nouvelles complètes me tentent.

      Passez de bons moments avec Boualem Sansal, la collection est une intéressante alternative aux Pléiade.

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  2. Pas certaine d'adhérer aux propos de ce monsieur sauf peut être pour sa ferveur pour Proust :-)

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    1. Gilles Barbedette affirme une position singulière, sa négativité à l'encontre de certains ne doit pas faire oublier tout ce qui est à prendre.

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  3. Cette réflexion autour de la fiction et de la réalité est tout à fait intéressante. Il me semble que c'est sur ce sujet qu'on rencontre un véritable auteur de roman : il part de la réalité peut-être mais la réinvente au point de la rendre méconnaissable ce qui fait de cette fiction une réalité absolue. C'est de cette façon que je relis Faulkner, d'ailleurs.
    Quel est le prochain livre qui passera trois mois sur votre bureau ?

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    1. Voilà la question du mercredi :-)
      Les livres ne devraient pas rester si longtemps sur le bureau pour recevoir un billet, celui-ci me laissait dans l'indécision. Chaque fois que je voulais le ranger, je relisais quelques passages soulignés et les trouvais très intéressants. Ceci dit l'essai m'avait accompagné longuement en été, en vacances à la côte belge.

      J'espère que votre relecture de Faulkner se passe bien, de mon côté j'ai trouvé un ouvrage d'occasion (en anglais et un peu cher, de Towner & Carothers) qui propose une lecture des principales nouvelles quasiment ligne par ligne. J'y reviendrai.

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