La fête du carnaval a un esprit subversif qui parcourt encore parfois les rues en déguisements grotesques et agressifs. Aujourd'hui, on le retrouve surtout dans certains shows télévisés et sur Internet avec les trolls. Le carnaval n'est désormais plus aux marges de la conscience de l'homme moderne mais se positionne comme le nouveau paradigme de la vie politique.
"Les ingénieurs du chaos" explique comment des élus le sont grâce à des méthodes électorales menées par des experts de la maîtrise des données informatiques sur les réseaux sociaux. Quelque soit le sujet, des réseaux comme Facebook ont pour objectif de maintenir l'utilisateur derrière l'écran et ces ingénieurs se servent de cela. Afin de mener un candidat à la victoire électorale, il s'agit non plus de proposer un programme avec des idées mais d'organiser une plateforme internet attrayante (carnavalesque, pourquoi pas) qui va chercher les voix là où elles se trouvent. Et l'on cible les potentiels de mécontentement, de frustration, de rage, quelles qu'en soient les raisons. Fi de la gauche ou de la droite, les physiciens vont aux extrêmes piquer les colères sans se soucier d'aucune cohérence ni vérité. Ces systèmes virtuels sont extrêmement difficiles à détecter et à contrôler.
Malgré l'élection de Jo Biden, qui peut paraître rassurante, on a le droit d'être inquiet devant cette terra incognita de nos démocraties.
Avec le "Mouvement 5 étoiles", on a assisté au rejet de la démocratie représentative jugée dépassée au profit d'une démocratie directe où "les citoyens prennent toutes les décisions à travers un processus de consultation en ligne permanent étendu à tous les domaines de la vie sociale". L'essai explique comment ce parti est une plateforme digitale, un algorithme qui a soif de pouvoir.
En 2005, lors d'une vive polémique de gamers chinois mécontents – pour ces jeunes, le jeu en ligne est une raison de vivre – ils s'en prirent à la société "Internet Gaming entertainment" à laquelle participait Steve Bannon (il sera plus tard le directeur de campagne de Trump). Ce dernier, à travers le fiasco qui s'ensuivit pour la société de jeux, se rendit compte d'une réalité qu'il ne soupçonnait pas : "On trouve, en ligne, des millions de jeunes, surtout des hommes, immergés dans une réalité parallèle à laquelle ils sont férocement attachés et pour la défense de laquelle ils sont prêts à mobiliser une puissance de feu énorme [...]. C'est là que s'est transférée une part significative qui fait que les jeunes ont toujours été le socle des tumultes et des révolutions. Beaucoup pensent que cette énergie a disparu. En réalité elle est encore là. Il suffit de savoir l'intercepter, pour ensuite la canaliser dans une direction politique".
Le livre ne stigmatise pas la frustration ni la rage souvent légitimes des gens ; il fait l'hypothèse qu'elle s'exprime aujourd'hui de manière désorganisée car ce qui la canalisait autrefois a évolué : la religion catholique a abandonné le ton apocalyptique, le jugement dernier et la revanche des perdants, tandis que les socialistes sont réconciliés avec le libéralisme et les marchés financiers.
La politique nouvelle ne souhaite plus rassembler autour d'un dénominateur idéologique commun. Il s'agit d'enflammer les passions de groupuscules distincts, concernés par des problématiques différentes, pour les additionner (immigration, enseignement, armes, animaux, végétalisme, masques, sport, jeux, tout ce que vous voulez). Peu importe si les thèmes sont en contradiction, les messages de nature différente adressés aux uns et aux autres resteront de toute façon inconnus des médias et du public. C'est le "techno-populisme-post-idéologique" non plus fondé sur des idées mais sur les algorithmes mis au point par les ingénieurs du chaos.
Nous voilà prévenus, avec un sentiment d'inquiétude quand même. Laissons la conclusion à Giuliano da Empoli, auteur d'un livre indispensable : "Un peu comme les savants du siècle dernier qui ont été contraints d'abandonner les certitudes, confortables mais trompeuses, de la physique newtonienne pour commencer à explorer la mécanique quantique, inquiétante mais capable de mieux décrire la réalité, nous devons désormais accepter la fin des vieilles logiques politiques".
Aperçu des premières pages. D'autres avis. Un extrait prochainement.
Très inquiétant, quel défi à relever pour les démocraties !
RépondreSupprimerMutatis mutandis, cet article lu récemment aborde cette tendance à l'injure qui se répand chez certains politiciens : https://les-plats-pays.com/article/crapule-ordure-fermez-vos-gueules-restez-dans-votre-trou-salopes-le-langage-grossier-en-politique
Merci pour le lien. Cette grossièreté me semble aussi traduire l'humeur de plus en plus répandue qui est au ressentiment. Cynthia Fleury aborde cela très bien, semble-t-il, dans son livre "Ci-gît l'amer. Guérir du ressentiment" (Blanche Gallimard), qui peut offrir des pistes à chacun(e) et dont les frustes n'auront que faire. J'essaierai de le lire.
SupprimerCe qui semble analysé ici et ce que nous pouvons, hélas, percevoir est en effet une absence d'idéologie et une démagogie tous azimuts.
RépondreSupprimerCeci fonctionne si bien avec des populations si peu et mal formées au fait politique. On en revient à l'éducation, à l'apprentissage du décryptage..
Très intéressant..merci pour les liens aussi.
Vraiment heureux que vous soyez en phase avec cette analyse, ce dont je ne doutais pas. Décrypter, vérifier les sources, on en revient à l'éducation aux réseaux, à l'éducation tout court.
SupprimerEt même : j'ai des connaissances sympathiques et relativement bien scolarisées qui, selon moi, «foirent» avec les fake news.
Belle analyse.
RépondreSupprimerQuelques oppositions symbolisent,à l'image de l'avant-dernier paragraphe, le funeste "en même temps" du déjà sinistre roitelet français :
émotion/raison - immédiat/différé - confusion/repères - égoïsme/solidarité
Je crois que nous sommes tous confronté à ce genre d'antagonisme dans l'existence.
SupprimerLa politique, c'est sans doute de ne pas trop paraître les concilier, bref savoir dire tout et son contraire...
;-)