2 janvier 2021

La chair des idées

J'ai eu, en classe de philosophie au lycée La Fontaine Paris 16e, une professeure, Mme Mottini, qui m'a donné envie de faire de la philosophie. Elle avait des frisures courtes roux foncé tirées en arrière sur les tempes, un front bombé, une vraie bouche, un visage nu. Elle posait des questions simples, elle attendait des réponses simples. Il n'y avait pas besoin de savoir déjà des choses. Mais il fallait penser.
Que cela puisse être un métier de se demander si Dieu existe ou ce que c'est que parler, j'ai trouvé cela si inattendu et si génial que je ne voyais pas pourquoi ce métier en deviendrait pas le mien.
[...].
Un matin, Mme Mottini nous a demandé de raconter par écrit le rêve que nous avions fait, certainement fait, la nuit précédente. Le lendemain, elle nous demande d'écrire, sans regarder le devoir de la veille, le récit de ce même rêve. Et le surlendemain, encore. Pendant toute une semaine. Ensuite, elle demande à chacune de lire tous ses récits, à la file. À quel point cela s'appauvrit, avec quelle vitesse, quelle violence. Et quels traits restaient, formés transformés. Voilà un très bon professeur.
[...].
... quand on me demande aujourd'hui de parler de ce que j'ai fait, de la logologie sophistique, du poème de Parménide comme récit du grec et nouveau roman de l'ontologie, de la décision du sens chez Aristote, de la nostalgie ou des intraduisibles, soudain je me retrouve pauvre, avec des mots usés pour répéter en moins bien ce qui devient par ma propre moulinette des éléments de langage loin des affects de découverte, d'invention, de hasard proliférant, et je ferais mieux de me taire. D'une certaine manière, ce livre est fait pour me rendre le terreau ou la chair des idées, quelque chose comme une psychanalyse des concepts ou pseudo-concepts, un retour aux sources et du tourisme sans vergogne.

Barbara Cassin - Le bonheur, sa dent douce à la mort (Fayard, 2020)

Des extraits reliés (pp 77-85) qui présentent le pourquoi de cette autobiographie «philosophique» définie en quatrième de couverture. Barbara Cassin est une personne libre et sans affectation, elle dit beaucoup en peu de mots. Savante et pas le genre à tourner autour du pot, qu'elle défende le mensonge contre l'impératif kantien qui le proscrit ou que, échaudée par le couple enraciné de ses parents, elle se préserve de l'exclusive, en amour ou ailleurs : "Je suis fidèle à tous. Il n'y a pas un homme, une maison, un paysage, un objet qui ait une fois compté, comme une perception qui occupe le monde, à qui je ne sois pour toujours et comme immémorialement fidèle." Un comble, elle rata six fois l'agrégation de philo avant de baisser les bras. Et de rappeler avec esprit Bartleby : "... c'est à chaque instant le bon moment pour ne pas". 
De brins de vie à l'idée, un livre humain et délicieusement intelligent.


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Je vous souhaite la santé, du bonheur et 
les plus belles lectures en 2021.


12 commentaires:

  1. 2021 commence bien! Quelques clics, et j'ai noté ce livre présent à la bibli!

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    1. Ah la la, que vous avez de la chance d'avoir une bibliothèque si réactive !!
      Il y a bien quelques sujets qui me passent au-dessus de la tête, (Heidegger, l'Être, etc) mais Cassin rend cela très simplement. Une vraie prof, avec sensibilité et sans ambages.

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  2. Beau billet sur une philosophe que j'ai découverte à La Grande Librairie et dont ce livre me tente. C'est curieux, quand j'ai lu vos premières lignes, j'ai tout de suite pensé à elle, qui m'a fait exactement l'impression que sa prof lui avait faite ; en cherchant l'auteur sous l'extrait, je me suis dit que c'était bien elle !
    Bonnes & grandes lectures en 2021, meilleurs voeux, Christian !

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    1. Nous devions être au diapason ce soir-là, j'ai aussi apprécié B. Cassin à la GL, au point d'acheter son livre.
      Je la trouve tellement «trente-six fesses font dix-huit culs» pour remettre les choses, dont la philosophie, à leur juste place.
      Ce qui ne veut pas dire que son livre soit facile, il y a des sujets costauds, et il faut connaître un peu les Heidegger, Parménide, etc. Mais aussi de la poésie : René Char.

      J'espère que nous vivrons une année plus ouverte que la précédente, c'est le moins que je puisse vous souhaiter, Tania. Les livres seront là, quoi qu'il en soit.

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  3. J’avais raté cette émission, j'ignore pourquoi, je les regarde très régulièrement. Mais j'ai trouvé sur Youtube le moment où B. Cassin parle.
    Ce qu'elle dit me parle beaucoup à moi aussi, alors c'est avec enthousiasme que je note ce livre, un tout grand merci.

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    1. Je viens de réécouter avec plaisir cet extrait Youtube avec Cassin et Busnel et reste admiratif de la voir, à la fin, nous faire convenir qu'il n'y a pas de vérité avec grand V.
      J'avance dans le livre et trouve bien des sujets passionnants, BC est aussi (et d'abord dirais-je) philologue et s'intéresse aux traductions, ce qui vous plairait je pense.
      Elle a dirigé un fameux dictionnaire des "Intraduisibles" qui rend manifestes le sens et l’intérêt des différences entre les langues, avec l'idée de réinvention lorsque l'on traduit:
      https://www.seuil.com/ouvrage/vocabulaire-europeen-des-philosophies-collectif/9782021433265

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  4. Merci d'attirer mon attention sur ce livre. Je viens de le réserver à la Médiathèque - il est en prêt actuellement.
    Tout ceci m'intéresse fort. La philosophie, bien sûr ; Char, forcément ; Ulysse, totalement, qui est mon meilleur ami depuis des décennies.
    Tous mes voeux !
    Bonne journée.

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    1. J'espère que vous en disposerez bientôt. Au plaisir d'autres échanges ! Et une belle journée, j'espère qu'il fait moins gris chez vous.

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  5. Merci pour cette invitation, finalement !
    J'ai regardé quelques extraits de l'émission indiquée - impasse permanente de ma part malgré mon penchant pour la lecture, car -hélas Busnel m'horripile et ne fait pas partie de mes possibles !-

    Cette personne est lumineuse. Merci encore.


    Contraste incroyable avec celle que j'écoutais récemment sur France Culture : Cynthia Fleury, embrouillée, verbeuse, ... quel pensum !

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    1. Cynthia Fleury m'intéresse avec son dernier ouvrage qui alerte sur "les ruminations et postures victimaires" qui empoisonnent autant collectivement qu'individuellement. J'ai lu un entretien intéressant mais ne l'ai ni écoutée ni lue. Évidemment, les psychanalystes sont généralement amphigouriques. C'est d'ailleurs cet a priori qui m'a, jusque maintenant, tenu éloigné de son "Ci-gît l'amer". Et merci de m'avertir...

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  6. Passionnant ! Merci pour cette découverte, qui m'enthousiasme !

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