9 octobre 2021

Le compte juste

Ce que nous savons avec une quasi-certitude, ici et maintenant, c'est qu'au XVIe siècle personne n'avance le soupçon d'une peste qui serait élaborée et répandue par des personnes convenablement immunisées, sur la décision du pouvoir (visible ou invisible), ou d'une association de conspirateurs opposés au pouvoir, ou par un groupe de criminels qui se proposent de commettre plus facilement des déprédations grâce à la calamité. Au XVIIe siècle, en revanche, un soupçon de ce genre a été non seulement formulé, mais il en est arrivé à la certitude médicale et juridique, et s'est transmis ainsi, – mais non pas, et c'est une chance, sur le plan des sciences médicales et du droit – jusqu'à une époque où peuvent remonter nos souvenirs. À propos du choléra de 1885-1886 et de la «grippe espagnole», dernière épidémie mortelle qu'on ait connue en Italie après la guerre 1914-1918, nous avons, en effet, entendu fabuler que c'étaient des mesures en quelque sorte malthusiennes. Au sujet de la grippe espagnole, qui suivit la grande boucherie de la guerre, on racontait qu'elle était l'effet d'un décompte selon lequel la population était encore excédentaire, la guerre ayant été terminée un peu plus tôt que ce qui était prévu, en raison d'un calcul erroné : de là découlait cette correction, décidée par les gouvernements, pour la quantité exacte, ni plus ni moins, qui était nécessaire afin que les comptes tombent juste. La conviction que la mortalité était décidée et programmée par le gouvernement était à ce point enracinée que, si l'on objectait que même de hauts fonctionnaires du gouvernement en mouraient, la réponse était qu'«ils s'étaient trompés de flacon»: c'est-à-dire qu'ils avaient pris du poison à la place de contrepoison. (traduit de l'italien par Mario Fusco)

Léonardo Sciascia - extrait de l'apostille (1981) de "Histoire de la colonne infâme" (éditions "Zones Sensibles")


8 commentaires:

  1. Il me semble qu'actuellement aussi il y aurait un complot pour supprimer une bonne partie de la population, j'ignore si c'est avec le COVID ou le vaccin... En tout cas c'est ce qu'évoque pour moi ce texte!

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    1. Ces thèses complotistes me dépriment. Durant les pics du Covid, j'ai rencontré des gens pour me dire que les chiffres des cas aux soins intensifs étaient faux, manipulés, etc. ... alors que je venais d'entendre un brave médecin urgentiste catastrophé par la saturation progressive de son unité.
      On peut tout remettre en doute, si on veut, et la terre est plate, bien sûr.

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    2. Je vous conseille Apocalypse cognitive de Gerald Bronner, où j'ai lu qu'en effet un pourcentage effarant de gens pensent que la terre est plate. Mais là au moins ça ne tue personne. ^_^

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    3. Merci, mais je ne sais pas si les "mille visages de la déraison" vont m'enthousiasmer... ;-)
      Bonne semaine Keisha.

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  2. Effarant alors, effarant aujourd'hui.
    Maintenant que les poisons circulent sur les "murs" des réseaux sociaux, à quand un contrepoison numérique ?

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    1. Effarant et je ne sais quoi vous répondre qui mettrait un baume sur notre consternation.
      Il y a un manque de connaissances chez beaucoup mais je me demande si le ressentiment et l'amertume n'entraînent pas beaucoup de monde vers les idées critiques. Je n'ai pas encore lu Cynthia Fleury sur ce sujet ("Ci-gît l'amer", mais est-ce que cela relève des «psys» ? Dans la foulée, je viens de le réserver aux Chiroux avant de terminer cette réponse).
      Bonne journée Tania.

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  3. Un texte du plus grand intérêt : merci !

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