7 novembre 2021

Hommes des temps nouveaux

(Traduit de l'allemand par Philippe Jacottet)

Souvent Ulrich se demandait s’il y avait un rapport entre cette époque où un photographe pouvait se croire génial parce qu’il buvait, portait un col ouvert, manifestait sa noblesse d’âme, à l’aide des procédés les plus modernes, sur tous les contemporains qui posaient devant son objectif, et une certaine autre époque où le génie n’est plus sincèrement reconnu qu’aux chevaux de course pour le don insurpassable qu’ils ont de contracter et d’étirer tour à tour leurs quatre membres. Ces deux époques paraissent très différentes ; le présent considère le passé de haut, et si le passé était venu par hasard après le présent, il l’aurait aussi regardé de haut ; mais, pour l’essentiel, elles se ressemblent beaucoup : ici comme là, l’imprécision et l’omission des différences décisives jouent le plus grand rôle. Une partie d’un grand ensemble est prise pour le tout, une vague analogie pour l’accomplissement de la vérité, et les modes passagères bourrent à leur guise les mannequins vidés des grands mots. L’effet, même s’il ne dure pas, est grandiose. Les hommes qui discouraient dans les salons de Diotime[*] n’avaient jamais tout à fait tort en rien, parce que leurs concepts étaient aussi indistincts que des silhouettes dans une buanderie ; « Ces concepts auxquels la vie est suspendue comme l’aigle dans ses ailes !… songeait Ulrich. Ces innombrables concepts esthétiques et moraux qui, de nature, sont aussi délicats que de massives montagnes dans la confusion des lointains ! » À force de les tourner et de les retourner sur leurs langues, les invités de Diotime les multipliaient, et ils n’exprimaient pas une seule idée dont on pût parler un instant sans glisser déjà par mégarde sur la voisine. 
De tout temps, cette espèce d’hommes a prétendu incarner les « Temps nouveaux ». Expression pareille à l’outre où l’on pouvait garder captifs les vents d’Éole ; excuse sempiternelle que ces hommes se donnent pour ne pas imposer au monde son ordre propre, objectif, mais la structure illusoire d’une chimère. Il y avait là pourtant, de leur part, une profession de foi. La conviction qu’ils avaient pour tâche de mettre de l’ordre dans le monde était étrangement forte en eux. Si on voulait appeler « demi-intelligence » tout ce qu’ils entreprenaient dans ce sens, on remarquerait alors que l’autre moitié de cette demi-intelligence, la moitié jamais inexacte, jamais juste, la moitié innommée ou, pour la nommer enfin, la moitié bête, possédait une fécondité et une puissance de renouvellement inépuisables. Il y avait en elle de la vie, de la mobilité, de l’agitation, de perpétuels changements de points de vue. Mais eux-mêmes devinaient bien ce qu’il en était. Cela les secouait, cela leur soufflait dans la tête, ils vivaient une époque nerveuse et quelque chose clochait : chacun se jugeait intelligent, mais tous ensemble, ils se sentaient inféconds. S’ils avaient encore, par-dessus le marché, du talent (ce que leur imprécision n’excluait nullement), c’était alors dans leur tête comme si l’on apercevait le temps et les nuages, les chemins de fer, les fils télégraphiques, les arbres, les bêtes et tout l’immense tableau mouvant de notre bien-aimé monde à travers une étroite fenêtre empoussiérée ; nul d’entre eux, d’ailleurs, n’en prenait conscience en regardant par sa propre fenêtre, mais toujours en se postant devant celle des autres. 
Par plaisanterie, Ulrich se permit une fois de leur demander des précisions sur leurs idées ; ils le considérèrent d’un air réprobateur, l’accusèrent d’être un esprit sceptique et mécaniste, et affirmèrent solennellement que l’extrême complication ne pouvait être résolue que par l’extrême simplicité, si bien que les Temps nouveaux, une fois délivrés du présent, prendraient une physionomie parfaitement simple. Contrairement à Arnheim[*], Ulrich ne faisait sur eux aucune impression ; et tante Jane lui aurait dit, en lui caressant le visage : « Je les comprends fort bien : ton sérieux les gêne… » 

Robert Musil - L'homme sans qualités (tome I) (Seuil - Points, chapitre 99)
[*] 
Diotime : prophétesse qui initia Socrate à l'amour, surnom donné à l'hôtesse organisatrice des réunions de l'Action Parallèle.
L'Action Parallèle : année jubilaire du règne de l'Empereur pour laquelle les invités de Diotime tentent de trouver la grande idée qui la charpente.
Arnheim : industriel allemand influent


"L'homme sans qualités", dont ce premier tome est paru en 1930, se déroule dans l'année 1914 en Cacanie, surnom donné par Musil à une Autriche-Hongrie déclinante. C'est une œuvre ouverte, difficile à définir brièvement, inachevée, qui n'a rien du roman traditionnel.

Le personnage central, Ulrich, l'homme sans qualités, prend «congé de lui-même» de sorte que cette distanciation par rapport à la réalité peut être qualifiée d'ironie philosophique. Jean-Pierre Cometti en préface : Ulrich "ose le pari de l'intelligence et d'une réconciliation avec le monde auxquelles seuls nos préjugés font obstacle, ceci sous les pires formes qu'a connues le vingtième siècle". 

Ce livre pose des développements sur la science et la technique, sur les exigences de l'intellect et de l'âme, l'intuition, la responsabilité morale et juridique, la culture et l'histoire, qui, du point de vue philosophique, sont comparables à ce que la philosophie contemporaine produit de mieux. Robert Musil est "le genre de penseur et d'écrivain exceptionnellement redoutable par son intelligence et sa subtilité", écrit Jacques Bouveresse. Ce dernier avance encore que le roman de Musil a donné une idée beaucoup plus juste et convaincante de ce que pourrait être une forme de sagesse moderne que la plupart des philosophies d'aujourd'hui. Il est manifeste aussi que l'utopie musilienne possède un potentiel subversif.

Si le premier tome au bout duquel j'arrive est long – 877 pages – et exige de l'attention afin d'en tirer quelque bénéfice, il est d'une rare qualité intellectuelle et littéraire. Certains sujets moins évidents me semblent valoir de prolonger cette lecture avec l’un ou l’autre texte/ouvrage consacré à l'œuvre de Musil.

Et cette tante Jane entendue à la fin, nous la retrouverons dans un autre extrait à travers son portrait, inattendu dans un tel projet, qui montre combien Musil savait écrire, magnifiquement rendu par la traduction de Jacottet.

13 commentaires:

  1. il y a deux livres archi célèbres que je suis toujours en incapacité de lire : Ulysse de Joyce et L'homme sans qualité de Musil j'en suis contrite alors je profite de vos extraits et remarques

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    1. Pareillement, je n'ai pas tenté et ne suis pas tenté , jusqu'ici, par Ulysse. Par contre je m'en voudrais d'avoir contourné Musil.
      Anecdote : au début d'un assez long séjour à la côte belge, j'ai trouvé à la librairie De Coster (Ostende) quelques livres en français, dont "L'homme sans qualités". Le volume était si épais que je croyais avoir tout, or ce n'était que le second tome (sans introduction). Frustré, loin de mes bibliothèques et libraires habituels, j'ai opté pour un achat en ligne hors domicile : trois jours après, je récupérais en point relais le tome I afin d'agrémenter – par le bon bout – un beau septembre à la mer. L'efficacité du géant du commerce en ligne est redoutable.

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    2. "Chez Joyce il faut constamment changer son Musil d'épaule" constatait en plein désarroi l'élève Törless...🙂

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    3. Erratum : ci-dessus, lisez librairie Corman à Ostende, non De Coster.

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  2. Oui, "d'une rare qualité intellectuelle et littéraire". Grand souvenir de lecture, notamment de cette réflexion sur l'usage de "génial". Voilà qui donne envie de reprendre ce chef-d'oeuvre - mes deux tomes en collection Points (1982) arborent en couverture de superbes détails de Klimt.
    Si j'avais le temps, je vous copierais un texte de Proust à propos des limites de l'intelligence découvert ce matin. Bonne continuation dans ce roman-monde.

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    1. L'expression roman-monde me plaît bien.
      Je pense que vous avez l'édition de 1982, inchangée depuis si j'en crois la présentation, sinon le glissement des couvertures de "Points Seuil" de Klimt vers Schiele. Du second tome je lirai au moins la partie III (indispensable selon Cometti) et sans doute les parties mises à l'impression par l'épouse de Musil.
      J'aimerais aussi lire Bouveresse sur Musil. Il faut faire des choix, je lis une heure (deux maximum) par jour. Et les autres livres achetés s'impatientent sur les étagères... Je trouve aussi que mes yeux se fatiguent vite depuis quelques temps.
      Content de partager de l'enthousiasme au sujet de ces grands textes, bonne semaine Tania.

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  3. L'avis de Dominique m'avait refroidi (j'ai aussi calé -pour l'instant- sur Ulysse), mais le passage 'tante jane' m'a l'air bien. Un roman inachevé, mais comme je suppose que ce n'est pas un thriller ^_^ je suppose que ça n'a pas d'importance?
    Bref, je me lancerais bien -un jour.

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    1. L'extrait sur tante Jane peut leurrer sur le contenu de l'ouvrage, car il fait partie des passages plus « divertissants ».
      Ce qui m'a plu dans "L'homme sans qualités", ce sont les idées développées au fil du roman, tant parce qu'elles résonnent bien aujourd'hui (et en moi bien entendu) que parce qu'elles sont exprimées dans un style admirable. Jacques Bouveresse écrit que Musil "dit les choses infiniment mieux qu'on ne se sent en mesure de le faire soi-même" et reconnaît là une "éclatante et parfois déprimante supériorité de l'écrivain sur le philosophe" (qu'il est lui-même).
      Pour ma part, et ceci pourrait vous donner une indication, je choisirai une période très tranquille (vacances p ex) pour m'attaquer au tome II.

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  4. Même pour le tome 1, je sens qu'il faut le bon moment (sans aller jusqu'au long séjour sur la côte belge, mais un équivalent vacances)

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    1. C'est bien ça, hors vacances, j'ai mon atelier maquettes ici, toutes sortes d'obligations courantes sans compter la vie familiale, donc j'aime avoir des plages de lecture larges pour me glisser dans ce genre de livre. Pas ardu mais demande de s'y tenir sérieusement. Sans ça, je traîne des mois et finis pas abandonner.

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  5. Musil ! Oh, vous me faites replonger dans une lecture bien ancienne mais ô combien fabuleuse. C'est bien d'une modernité absolue et vous me faites penser que relire Musil aujourd'hui c'est lire ce qui aide à lire le monde dans lequel nous vivons.
    Je repartirai dans ce continent qu'est l'homme sans qualités quand je laisserai Stendhal.
    Et, comme Tania, je ne me souvenais pas du tout que la traduction était de Philippe Jaccottet.

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    1. D'une « modernité absolue » et une ressource pour « lire » le monde d'aujourd'hui, bien d'accord avec vos mots.
      Stendhal, encore un écrivain très intelligent, bonnes lectures !

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