(Traduit de l'allemand par Philippe Jacottet)
Ce serait ici le lieu de parler de tante Jane, dont Ulrich se souvenait maintenant parce qu’il feuilletait de vieux albums de famille que Diotime lui avait prêtés et comparait les visages qu’il y trouvait avec ceux qu’il voyait chez les Tuzzi. Jeune garçon, Ulrich avait fait souvent de longs séjours chez une grand-tante dont tante Jane était l’amie depuis des temps immémoriaux. En réalité, cette tante Jane n’était la tante de personne ; elle était entrée dans la maison comme professeur de piano des enfants et, si elle n’en avait pas récolté beaucoup de gloire, elle y avait gagné beaucoup d’amour, son principe étant qu’il était absurde de faire faire des gammes à qui n’est pas « né musicien », comme elle disait. Elle était beaucoup plus heureuse de voir les enfants grimper aux arbres, et c’est ainsi qu’elle devint aussi bien la tante de deux générations successives que, par la force rétroactive des années, l’amie d’enfance de sa patronne déçue.
« Ah ! ce Moucki ! » disait-elle par exemple, insensible aux années, avec tant d’indulgence et d’admiration pour le petit oncle Népomucène alors âgé, déjà, de quarante ans, que sa voix demeurait vivante encore aujourd’hui pour celui qui l’avait alors entendue. Cette voix de tante Jane était comme poudrée de farine; exactement comme quand on plonge son bras nu dans de la très fine farine. Une voix voilée, doucement pannée ; cela venait de ce qu’elle buvait beaucoup de café très noir et fumait de longs, minces et forts cigares de Virginie qui, avec l’âge, avaient noirci et amenuisé ses dents. La regardait-on au visage, on pouvait également trouver le son de sa voix en rapport avec les innombrables et fines petites lignes dont sa peau était sillonnée, comme une gravure. Son visage était long et doux, et les générations suivantes ne l’avaient pas vu changer davantage que quoi que ce fût d’autre en elle. Elle n’avait jamais porté de toute sa vie qu’un seul vêtement, bien qu’il dût être reproduit, probablement du moins, à quelques exemplaires: c’était un étroit fourreau de soie noire cannelée qui descendait jusqu’aux pieds, n’autorisait aucune espèce de luxuriance physique et se fermait par d’innombrables petits boutons noirs comme la soutane d’un prêtre. Il en sortait par le haut un collet droit fort strict, aux angles rabattus, entre lesquels, à chaque bouffée de cigare, la pomme d’Adam dessinait dans la peau décharnée du cou d’actives cannelures ; les manches étroites se terminaient par de raides manchettes blanches, et la cime consistait en une perruque d’homme d’un blond roux, légèrement frisée, portant la raie au milieu. Cette raie, avec les années, laissa voir un peu de la toile, mais plus touchantes encore étaient les deux places où l’on apercevait les tempes grises, à côté des cheveux teints, unique signe que tante Jane n’avait pas été toute sa vie également vieille.
On pourrait croire qu’elle avait anticipé de quelques décennies sur le type de femme masculine devenu plus tard à la mode ; il n’en était pas ainsi : dans sa virile poitrine battait le cœur le plus féminin du monde. On pouvait imaginer aussi qu’elle avait été un jour une pianiste illustre, dépassée plus tard par son époque, car elle en avait toute l’apparence ; là encore on se trompait : elle n’avait jamais été plus qu’un professeur de piano. La tête d’homme et la soutane provenaient simplement du fait que tante Jane, jeune fille, s’était enthousiasmée pour Franz Liszt qu’elle avait rencontré quelquefois, pendant un certain temps, dans le monde ; et c’est alors que son nom avait pris, on ne sait trop comment, sa forme anglaise. Elle restait fidèle à cette rencontre comme un chevalier amoureux porte jusque dans sa vieillesse les couleurs de sa dame, sans avoir jamais désiré davantage ; et c’était plus touchant, chez tante Jane, que si elle avait continué à porter dans sa retraite l’uniforme de ses propres triomphes.
Sur Tante Jane dans Littérature viennoise (collectif - Lire autrement) [*] :
Humour inépuisable. Dans le cadre de l'Action Parallèle défile un prodigieux théâtre où passent quelques fantoches cacaniens. Émergent des personnages que Musil tire de leur anonymat (Tante Jane). Sympathie ironique de l'auteur, on retrouve l'odeur grise qui sort des vieux albums de photos jaunies ; la mélancolie, l'humour, quelque chose de distingué (ou un air faussement distingué) quelque chose de feutré, de mesuré, de sceptique qui compose l'atmosphère cacanienne. "Rien qu'un peu de bruit autour de notre âme". Leitmotiv d'un opéra. Tragédie en musique.
Plaisir de lire ce portrait vivant et ironique. Musil a-t-il lu Proust ?
RépondreSupprimerJ'avais oublié que la traduction était de Philippe Jacottet.
Je connais votre passion justifiée pour Proust, qui, d'ailleurs, est bien plus souvent dans la parodie et l'ironie que beaucoup ne l'imaginent.
SupprimerJ'imagine un peu le travail que représente la traduction en français d'une tel ouvrage en allemand, Jacottet est formidable.