22 novembre 2021

Quand le réel vacille

Je suis retourné au volume de récits érotiques et fantastiques très tôt ce matin, alors qu'il faisait nuit. Lorsque mes yeux se sont détachés des pages, j’ai retrouvé les paisibles branches dénudées du parc que le jour achevait de dessiner sur l'obscur indigo. Comme chaque fois avec cet auteur, je revenais de loin, cette fois du fond d'une forêt, d’une fabuleuse et inquiétante demeure où l'on frissonne – où l'on joue à trembler, serait peut-être plus juste –, possible revivance des effrois bénins de contes d'enfance ou des atmosphères étranges de Poe, Stoker et Huysmans mêlés, initiées à l'adolescence. Dans "Vision capitale" juste terminée, Hester Algernon, hirsute sauvageonne des bois raconte au narrateur l'affreux épisode nocturne qui l'a mise en cette situation et dont une vision la hante.

Outre l'oubli de soi en lecture, c'est ici l'écriture raffinée d'André Pieyre de Mandiargues (1909-1991) qui emporte. Il décrit son élaboration : "À la recherche comme j'étais, d'un semblant de perfection du langage, prétention presque folle étant donné que je n'étais qu'un autodidacte que tout enseignement avait rebuté, je ne cessai de réécrire et de recopier mes pages de texte, de jeter au panier les feuillets trop chargés de corrections qui me faisaient l'effet de barrières quand je relisais et qui empêchaient mon émotion de se soulever en empêchant mon regard de courir de la première à la dernière ligne. Mais j'étais assez bon lecteur, tout de même, pour juger de la qualité d'un écrit, et j'avais reconnu à ma grande surprise que je possédais un don d'imagination tout à fait hors du commun. Quant au raffinement de langage, sans lequel je n'aurais pas voulu écrire, mon livre de chevet était Les Divagations ; je me serais trouvé méprisable, je me serais senti traître à mon culte de Mallarmé, si je n'avais pas été capable de lutter mot à mot pour me faire une écriture qui m'appartienne et qui fût douée de beauté. Les Divagations, les Illuminations, Le Spleen de Paris, Mallarmé, Rimbaud, Baudelaire, voilà mes grands directeurs de conscience au temps où résonnait la voix de vieille chèvre du maréchal Pétain. Et le petit Littré, au pied de la table où j'écrivais, était mon serviteur infatigable." [p 35-36 dans Vie et œuvre]

Mandiargues considérait en outre que ses grands supérieurs furent Breton, Paulhan et Michaux.

Ne cherchez pas de réalisme dans ces textes. Des histoires du premier recueil "Les années sordides", et qui vaut pour le reste, il a dit : "Ce qu'elles ont en commun, je crois, est d'être des rêveries fantastiques issues des misères de l'époque, sinon directement inspirées par elles. Ce que vous chercheriez vainement chez elles est le réalisme, et n'allez pas croire que si je m'en privais, c'était, comme beaucoup faisaient alors, afin d'évoquer les misères de l'époque en échappant à la censure." [p 78 dans Autoportrait] Pas de grand message, pas plus que de réalisme, mais quels voyages !

Ami de Breton, il fit partie du groupe des surréalistes et signa quelques manifestes, mais il ne se rangea jamais tout à fait dans leur clan. Dans ses nouvelles et romans, il n'a jamais abandonné la narration proscrite par le dogme surréaliste. Quant à l'érotisme, moins prégnant que le fantastique, et toujours subtilement donné, il apparaît comme la sublimation d'une penchant pour les choses sexuelles, souvent liées à celles de la mer, faune du jusant et monde sous-marin

          
Le Quarto Gallimard "Récits érotiques et fantastiques" reprend toute la prose essentielle de l'auteur, hormis les romans comme  "La motocyclette" et "La Marge", Goncourt de 1967. Gérard Macé en est le directeur de publication, associé à Sibylle, fille de Mandiargues et de sa femme, la peintre Bona Tibertelli de Pisis. Derrière une présentation de Macé, une partie reprend les dates de la vie et de l'œuvre, une seconde offre un autoportrait de l'auteur via des extraits d'entretiens ("Le désordre de la mémoire", "Un Saturne gai"), puis viennent toutes les nouvelles dans l'ordre de publication, y compris "Le Lys de mer", qui a pu être proposé en roman vu sa longueur. Le tout est imprimé sur ce papier de faible grammage, souple et agréable des Quarto [celui qu’apprécie Houellebecq en préambule de l'édition originale de "La carte et le territoire", si ma mémoire est bonne]. Une iconographie choisie complète l'ensemble.

"Le pont" (Recueil "Le Musée noir") figure parmi mes textes élus, je proposerai un extrait. Si vous souhaitez lire un texte complet pour aperçu, je conseille cette pépite très courte qu'est "Clorinde" (recueil "Soleil des loups"), où un homme désirant se voit réduit à l'entomologiste.

Au plaisir de retourner vers ces contes et de découvrir les romans et poèmes, s'ajoute celui de sortir de l'ombre un écrivain dont l'univers n'a pas d'équivalent dans l'histoire de la nouvelle du XXe siècle.

... que sa plume écrive dans l’or ou le sang, les étoiles ou la fange, 
elle reste avant tout d’une sophistication sans égale.
(Françis Berthelot - "Bibliothèque de l’Entre-Mondes")

2 commentaires:

  1. A part son nom, je ne savais rien de cet écrivain, merci pour ce portrait - je m'en vais lire l'extrait.

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    1. Un auteur un peu dandy à l'écriture précieuse. Je l'ai découvert par "Le musée noir", et je me suis procuré cette anthologie de nouvelles. Lui-même n'aimait pas ce terme mais préférait celui de contes. Un univers vers lequel je vais de temps en temps, évasion complète. Pas un mot n'est laissé au hasard alors que l'imagination est libre, livrée (si j'ose dire) à l'automatisme de la pensée.

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