Traduction de l'italien par Christophe Mileschi
En 1630, à Milan, des juges condamnèrent au supplice et à la mort des individus accusés d'avoir propagé la peste par des stratagèmes aussi insensés que non avérés. Ce jugement fut estimé si digne de mémoire que l'on construisit sur les ruines de l'habitation d'un de ces malheureux, une colonne dite infâme – détruite en 1778 – pour laisser à la postérité le crime et la peine. Par "Histoire de la colonne infâme", en 1840, Alessandro Manzoni a voulu relater cette condamnation d'innocents sous la torture et faire ainsi son j'accuse.
Au départ, les faits sont simples, une femme aperçut de sa fenêtre un homme qui, tard le soir, longeait les murs et semblait les frotter avec les mains. Identifié et arrêté, l'individu mis au supplice finit par avouer qu'il cherchait à empoisonner la ville. Il fut ainsi poussé à livrer des complices et commanditaires et cita le nom d'un pharmacien qui aurait fourni l'enduit mortel, puis d'autres. Sous la douleur, qui ne dirait n'importe quoi pour qu'elle cesse ? Les lois sur la torture étaient incertaines à l'époque – mais elle était permise –, et, alors que la peste sévissait, la pression populaire était forte sur les juges : il fallait des boucs émissaires.
"Car la foule a coutume, même en l'absence de crimes, d'inventer un coupable."
Tacite (Annales, livre I §39)
Ce beau petit livre, très soigné, est proposé par Zones Sensibles ; j'y ai particulièrement apprécié la préface d'Eric Vuillard et l'apostille de Léonardo Sciscia. Le texte de Manzoni, bien que court, est plus ennuyeux, écrit dans une langue précise mais lourde, récit lent et détaillé de faits d'enquête judiciaire. On en retient surtout la légèreté avec laquelle des magistrats recoururent au supplice, s'affranchissant des quelques lois existantes ou les contournant. Dans l'apostille [revue en 1981 pour la version proposée], Sciscia insinue une analogie entre le procès, le supplice et la mort des propagateurs de la peste avec les camps d'extermination nazis : "Ces juges furent des «bureaucrates du Mal» ; et ils le savaient".
Eric Vuillard, enfourchant son cheval de bataille, explique en préface que "Histoire de la colonne infâme" était d'abord au départ une digression du grand roman historique de Manzoni "Les Fiancés". Il a fallu vingt ans à l'écrivain italien pour l'en détacher et en faire une sorte de pamphlet. La situation politique et sociale en Italie était nébuleuse, le Risorgimento se préparait : "[...] en dernière analyse, par-delà le chef-d'œuvre du roman historique que sont réellement Les Fiancés, les malheurs de Renzo et Lucia, leurs tribulations, relèvent de l'artifice d'une intrigue, avec coups de théâtre, retrouvailles, sombres figures allégoriques, final heureux de convention. Et tout cela est insuffisant pour parler des problèmes véritables auxquels Manzoni et ses contemporains s'affrontent. Les péripéties des Fiancés se déroulent trop loin de la vie sociale réelle, et c'est pourquoi La colonne infâme s'en sépare."
Voir aussi l'article de Maïté Bouyssy "Une enquête sans fin" (En attendant Nadeau, 2019).
Un extrait de l'apostille de Léonardo Sciascia prochainement.
décidément en ces temps d'épidémie fleurissent les textes, essais, romans sur nos ennemis héréditaires : bactéries et virus, c'est parfois intéressant voire passionnant mais j'avoue être un peu à saturation sur le sujet
RépondreSupprimerCelui-ci est paru en 2019 et il n'y avait pas alors d'opportunisme «Covid». Le sujet réside d'abord dans les condamnations arbitraires, après des aveux sous la torture, de personnes qui étaient, plus que probablement, innocentes. Néanmoins, le thème de l'extrait de demain porte sur les thèses aberrantes nées lors de pandémies – on y revient, en effet, vous le lirez si vous voulez, mais c'est étonnant.
SupprimerCe texte aussi est des plus intéressants.
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