3 janvier 2022

Un exil communiste

"Chacun était plus ou moins allé trop loin à gauche. 
Ou trop loin à droite. 
Ou trop loin au centre."

Traduit de l'allemand par Jacqueline Chambon.

Dans "Quand la lumière décline", ce roman familial attachant, Eugen Ruge persiflait le communisme finissant en Allemagne ; avec "Le Metropol", il entre dans le vif du sujet en évoquant les purges staliniennes des années 1936-37. Il revient sur sa grand-mère Charlotte, déjà croisée dans le premier roman, contrainte de quitter ses fonctions à l'OMS [agence internationale de renseignement de la IIIe Internationale Communiste] et de loger avec son mari Wilhem à l'hôtel Metropol de Moscou. Coupons repas et files par moins vingt pour acheter dehors. On leur reproche d'avoir fréquenté un trotskiste, ennemi du peuple et condamné à mort. Sans information ni décision à leur propre sujet, ils végètent des mois dans le grand hôtel Art Nouveau, qui à l'époque n'avait plus le faste des années tsaristes et pas encore le standing qu'on lui connaît aujourd'hui.

Ils apprennent que beaucoup de leurs collègues ont été arrêtés, certains jugés et exécutés. D'autres aboutissent comme eux au Metropol. La purge semble arbitraire. Le doute ronge l'esprit de Charlotte, que trouvera-t-on contre elle ? De quelle négligence sera-t-elle coupable ? Eugen Ruge, dans la vidéo de présentation : "C'est exactement l'effet qu'ont les idéologies sur les gens, à la fin ils se sentent coupables de douter."

Comme dans le premier roman, Ruge assigne chaque chapitre à un personnage où il est incarné (il s'agit souvent de Charlotte ici). Le procédé, en relativisant les points de vue, est extrêmement efficace. On rédige ainsi avec la camarade Hilde Tal une note banale qui entraînera la mise à l'écart de Charlotte et Wilhem : le manque de vigilance pouvait coûter cher.

L'ignoble Vassili Vassiliévitch, juge de ces procès de terreur, croit avoir une illumination quand il constate que l'on peut faire croire n'importe quoi aux gens : profiter des largesses d'une femme contre la vague promesse de grâce du mari condamné ? Ironie, la grande question du roman de Ruge est justement : en quoi les gens sont-ils capables de croire ?

Au terme de l'enquête que l'auteur a menée sur place en Russie [il a dormi dans la même chambre 479 que Charlotte grâce à l'historienne du Metropol], qui est relatée dans l'épilogue explicatif du récit – "J'invente, je présume, je mets à l'épreuve, car raconter n'est rien d'autre : tester si ça a vraiment pu se passer ainsi" – Eugen Ruge note que "force est de reconnaître qu'aujourd'hui il ne manque pas de gens pour contester ces crimes, les atténuer, les relativiser ou les excuser."

Semi-fiction historique surprenante, intime, révoltante. Extrait à venir.

Lénine à Theatre Square en 1920
(Le Metropol est à droite sur la photo)

4 commentaires:

  1. Je note immédiatement ces titres après avoir lu vos deux billets sur Eugen Ruge, j'avais manqué le précédent. La Russie m'intéresse beaucoup et comme vous écrivez que c'est bien traduit, en plus !
    (A peine un tiers de la population y a reçu le vaccin anti-Covid, quelle misère ! Défiance scientifique ou politique, même désastre - en complément d'un commentaire précédent.)

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    1. La traduction du premier est de P. Deshusses, celle-ci de J. Chambon l'éditrice, c'est très bien pour autant que je puisse en juger. Bonne lecture si vous décidez de lire Ruge ; les débuts sont parfois un peu "roides" puis on s'y coule.

      Défiance politique ou scientifique, je crois que les deux sont confondus par beaucoup de ceux qui s'opposent au vaccin, en Russie ou ailleurs. Je ne suis pas très au fait de la situation sanitaire là-bas et c'est préoccupant.

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    2. J'ai trouvé "Quand la lumière décline" à la bibliothèque, il m'attend.
      (Enfants puis parents viennent d'être fort malades dans la famille (non vaccinée) d'une amie russe très chère, heureusement ils se rétablissent peu à peu.)

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    3. Ah ! vous avez des informations de bonne source donc. Bonne lecture de ce roman qui n'en est pas tout à fait un.

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