21 février 2022

Libra l'antihéros

Traduit de l'américain par Michel Courtois-Fourcy
"C'était l'année où il prenait le métro d'un bout de la ville à l'autre, trois cents kilomètres de rail. Il aimait se tenir debout, à l'avant de la première voiture, les mains bien à plat contre la vitre. La rame fonçait dans le noir. Les gens, sur les quais des stations réservées aux omnibus, fixaient le vide, comme ils avaient appris à le faire depuis des années. Il se demandait vaguement, alors qu'il passait comme une flèche devant eux, qui étaient réellement ces gens. Son corps vibrait à l'unisson des vitesses de pointe. Ça allait si vite parfois qu'il se demandait si on n'était pas en train de perdre le contrôle. Le bruit atteignait des stridences douloureuses qu'il acceptait comme une épreuve personnelle. Une autre courbe délirante. Il y avait une telle charge de métal dans ce vacarme qu'il pouvait presque sentir un goût de fer sur sa langue, comme celui que découvre un enfant en portant un de ses jouets à la bouche." [Babel page 11]
Cet incipit l'annonce, il y a de l'exaltation et du métal, inévitablement des armes, dans ce récit romancé de la vie de Lee Oswald, l'assassin (présumé) de JFK. Au départ, le livre suggère qu'il s'agissait de rallumer l'hostilité des exilés cubains envers Castro, frustrés après l'échec de la baie des Cochons, en commettant un attentat manqué contre le Président des USA, qu'on attribuerait aux communistes castristes. À la source, des anciens de la CIA, plus ou moins liés à Cuba, à ses ressources perdues, à quelques accès d'idéalisme trouble. Le projet échappe finalement à ses initiateurs et au bout, il y a Oswald, cet ancien Marine instable qui oscille d'une vie à l'autre, du ratage au rêve d'être quelqu'un – Libra signifie en anglais le signe du zodiaque de la Balance –, Oswald qui se retrouve à une fenêtre du bâtiment des Archives d'Elm Street à Dallas, muni d'un fusil à lunettes. Un gringalet tout désigné devient l'ennemi numéro un du monde occidental. Il n'y survivra que deux jours. Don DeLillo opte cependant pour un deuxième tireur qui serait l'auteur du terrible impact au crâne du président, visible dans le film 8 mm d'Abraham Zapruder.

Une excellente fiction, plantureuse (650 pages Actes Sud Babel), qui s'attarde sur la dynamique complexe des ramifications de ce qui n'est pas à proprement parler une conspiration de têtes pensantes. Elle restitue un parcours plausible et sensible d'Oswald, crétin pas nécessairement antipathique, raconte le vengeur Jack Ruby et une constellation d'individus issus de milieu mafieux, d'activistes et trafiquants de drogue, avec la CIA et le FBI en toile de fond. 
"...une suite d'incohérences qui parvinrent à prendre forme, à atteindre un résultat grâce, principalement, à la chance. Des hommes habiles et des imbéciles, des indécisions et des fortes volontés, et aussi des conditions atmosphériques." [Babel page 624]
Les cent cinquante dernières pages sont intenses, particulièrement si l'on a connu cette période où la mort violente de Kennedy et les enquêtes controversées marquèrent les esprits. Les dernières lignes prenantes vont à Marguerite, la mère d'Oswald, restée seule avec les fossoyeurs aux obsèques. Deux gamins ramassent un peu de terre en souvenir, lançant le nom de son fils : "Elle se sentait creuse à l'intérieur de son corps et dans son cœur". 

Ce roman "ne se réclame d'aucune vérité littérale", ajoute dans une note Don Delillo, qui préfère y voir un refuge où l'on peut "trouver une manière de penser à cet assassinat, sans se voir imposer ces demi-vérités ou ces multiples possibilités, que charrie un courant de spéculations qui devient de plus en plus fort au cours des années. ("Libra" a été publié en 1988).

2 commentaires:

  1. Pas vraiment tentée par le sujet, bien que cet assassinat fasse partie des quelques événements exceptionnels dont on se souvient très précisément (où on était, comment on l'a appris), tant l'émotion était forte.

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    1. L'assassinat puis les diverses théories complotistes ont monopolisé l'attention des médias. Récemment encore, on en a reparlé avec les archives rendues publiques par le gouvernement Trump.

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