11 février 2022

Musil - Bouveresse : l'homme probable (3)

Une section essentielle de "L'homme sans qualités" de Robert Musil figure dans les premières pages: le chapitre 4 où le sens du possible est opposé au sens du réel.
L'homme du possible – Ulrich dans le roman – pense qu'une chose qui est comme elle est pourrait aussi bien être autre. Une importance égale est accordée à ce qui est qu’à ce qui pourrait être, c'est-à-dire que ce qui se produit est entériné mais on garde à l'esprit que ça aurait très bien pu se passer autrement.

La différence entre l'homme du réel et l'homme du possible est que, pour le premier, les possibilités sont pour l'essentiel données et connues, alors que pour le second, elles sont à inventer et à réinventer constamment. Évidemment, le chemin pour croire possible une réalité à peine entrevue est plus incertain et bien moins direct que celui qui mène à une possibilité admise. 

Images de Musil : le poisson qui cherche à happer l'hameçon sans voir la ligne ou celui qui traîne une ligne dans l'eau sans savoir s'il y a une amorce au bout.

Les conséquences de cette disposition : "il n'est pas rare qu'elles fassent apparaître faux ce que les hommes admirent et licite ce qu'ils interdisent, ou indifférents l'un et l'autre...". Musil ne nie pas que cela constitue autant une force qu'une faiblesse : Ulrich dans le roman est souvent dans la contradiction avec ses interlocuteurs et paraît manquer d'initiative et de volonté à leurs yeux. Musil : "À une extraordinaire indifférence pour la vie qui va mordre à l'hameçon correspond chez lui le danger de sombrer dans une activité toute spleenétique.["L'homme sans qualités", Tome I page 42]

L'homme sans qualités découle de l'homme du possible. "Comme la possession de qualités présuppose une certaine joie à les savoir réelles, on entrevoit dès lors comment quelqu'un, fût-ce par rapport à lui-même, ne se targue d'aucun sens du réel, peut s'apparaître un jour, à l'improviste, en Homme sans qualités. ["L'homme sans qualités", Tome I page 42] 

Bouveresse souligne à la fin de l'ouvrage [page 291] le regard de Musil sur l'égoïsme individuel et le capitalisme : pour Musil, c'est une organisation rationnelle et créative, génératrice de progrès, cependant le fondement de l'ordre – tout relatif – qui la caractérise s'appuie sur un autre type de disposition, à savoir la part non appétitive de l'être humain. L'homme non appétitif, qui rappelle l'homme sans qualités, est exposé par Musil dans "Souffles d'un jour d'été" [chapitre 52 du tome II; page 694] : "C'est à la part appétitive de nos sentiments, explique Ulrich à sa sœur, que le monde doit toutes ses œuvres et toute sa beauté, tous ses progrès, mais aussi son agitation et, en fin de compte, son absurde mouvement circulaire.

L'espèce non appétitive timide, vague et rêveuse peut passer pour asociale et nihiliste : "Sa passion n'a pas encore trouvé d'usage réel dans le monde qui est le nôtre" ajoute Bouveresse et d'enchaîner sur l'artiste qu'il y a en tout homme du possible. L'artiste authentique, selon Robert Musil, ne se confond pas avec un refus bavard de la réalité mais manifeste son insatisfaction à l'égard du réel en exprimant qu'il ne constitue pas le dernier mot.


Repères importants dans "L'homme sans qualités" pointés par l'essai de Jacques Bouveresse :

  • Chapitre 4 "S'il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible"
  • Chapitre 72 "La science sourit dans sa barbe, ou : Première rencontre circonstanciée avec le Mal"
  • Chapitre 83 "Toujours la même histoire, ou : Pourquoi n'invente-t-on pas l'histoire ?"
  • Chapitre 103 "La tentation"
  • Chapitre 52 (tome II) : "Souffles d'un jour d'été"

Repères importants de "L'homme probable, le hasard, la moyenne et l'escargot de l'histoire" :

  • Sur l'homme du possible ou sans qualités : pages 284 (avec chapitre 4 de HSQ tome I)
  • Les sciences et Musil : pages 15 et 151
  • Questions centrales de l'essai : homme nouveau, histoire et probabilités : page 53 et 219
  • Fatum statisticum nœud du problème : page 223
  • Mode non appétitif : page 291
  • Notions scientifiques pour le déterminisme : Appendices I et II 
  
Autre ouvrage de J. Bouveresse :
dix études sur Robert Musil (Seuil, 2001)

2 commentaires:

  1. Eh bien, ma mémoire ne me restitue pas grand-chose de cette dimension scientifique de "L'homme sans qualités", lu dans la trentaine. La relation d'Ulrich avec sa soeur, l'ironie critique envers la société, le doute systématique y compris sur lui-même, voilà surtout ce qu'il m'en reste. Aussi ai-je fort envie de le relire avec, disons, plus d'expérience de la vie.

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    1. Sans l'essai de Bouveresse, je pense que la simple lecture de Musil, même à 70 ans, m'aurait laissé un souvenir marquant mais des interrogations en suspens. Il ne me resterait peut-être pas beaucoup plus que vous.
      Avec cette synthèse en trois parties, j'aurai le loisir de mieux raviver ces connaissances plus tard. La mémoire est très volatile pour des choses si (purement) intellectuelles.

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