Pour situer l'importance de la notion de moyenne dans les questions abordées par l'essai de Jacques Bouveresse, partons du doute sur les lois de la physique (microcosme des particules) qui, d'après le scientifique Franz Exner (1919), ne peuvent avoir de validité absolue : "Pour décider de cette question, nous n'avons pas la moindre possibilité ; d'après nos conceptions, toutes les lois ne sont que des lois moyennes, qui valent de façon d'autant plus exacte que la multiplicité d'événement singuliers dont elles résultent comme moyenne est plus grande." [exemple simple, si on lance un dé un milliard de fois, l'on aura en moyenne une fois sur six l'as de façon plus exacte que si on l'avait lancé six ou douze fois.] Bref, voilà le vingtième siècle avec moins de certitudes, le règne de la moyenne statistique et des sciences du hasard, les probabilités. (Introduire le hasard mène aux querelles sur le déterminisme dont nous laisserons les détails de côté ici mais largement commentées dans l’ouvrage de Bouveresse). [*]
Appliquer des théories scientifiques [récemment ordre par fluctuation, mathématiques du chaos] à la compréhension des phénomènes historiques et sociaux est une entreprise intéressante même s'il est prématuré aujourd'hui de juger du sort de la plupart de ces conjectures. Il était courant à l'époque de Musil de faire des analogies rapides (cinétique des gaz et phases de l'histoire par exemple) qu'on peut qualifier de «poétiques» ou «littéraires». Citons l'avertissement de Maxwell : "La valeur de la métaphysique est égale à la connaissance mathématique et physique de l'auteur divisée par l'assurance avec laquelle il raisonne à partir du nom des choses."
Musil n'était pas de cette veine-là : "... il était armé non seulement de connaissances scientifiques étendues et précises, mais également d'une méfiance instinctive, que je qualifierais personnellement d'éminemment philosophique (bien que ce soit plutôt, de façon générale, à la tendance inverse qu'est associée, dans l'esprit des scientifiques en tout cas, l'idée de la philosophie) à l'égard du pouvoir des mots, du raisonnement verbal et du verbalisme pur et simple." [Bouveresse, p 15]
L'autorité de la statistique qui, pour prendre des exemples, réduit la procréation ou le suicide à des courbes annuelles, révèle un caractère forcé à ce que l'on croit être nos décisions les plus libres. Le nombre moyen de voyageurs qui prendront le train à la gare de Liège-Guillemins vers Ostende tel jour du mois est prévu de façon fiable. Ce qui n'exclut pas que chacun des voyageurs concernés est libre de partir la veille ou le lendemain. Les deux choses ne sont pas contradictoires, mais qu'elles soient vraies en même temps nous interroge.
Avec l'avènement du fatum statisticum, Musil, qui s'intéresse à l'ensemble dont fait partie tel individu, se demande quelle répercussion a sur cet ensemble ce que fait ou ne fait pas l'individu en question. Car, quoiqu'il fasse, ce qui est «prévu» pour l'ensemble arrivera de toute façon. On comprend alors les difficultés qu'éprouve le personnage Ulrich, l'homme sans qualités, à se lancer dans une entreprise quelconque, bien que l'énergie ne lui manque pas.
D'autant que dans les affaires humaines qui font l'histoire, il est encore plus compliqué pour l'individu de savoir à quoi il contribue quand il agit en réalisant ses desseins, car de l'addition des projets et exigences individuels, aussi divergents et excessifs qu'ils puissent être, résulte une moyenne imprévisible, que personne n'a pu vouloir ni prévoir. [C'est comme si l'on supposait que telle molécule d'un gaz cherche à contribuer par ses mouvements à une température déterminée du gaz auquel elle appartient.] Les individus n'agissent par au hasard, mais tout se passe comme si leurs actions avaient lieu dans un but qui n'a rien à voir avec celui qu'ils leur assignent. Il n'est pas exclu que ce soit parfois un progrès, bien entendu. [voir Bouveresse p223]
Dans "L'homme sans qualités", Ulrich pense que son époque guérit de l'illusion de procéder de façon déductive à partir de principes établis une fois pour toutes, mais l'induction réfléchie et méthodique fait encore défaut : "... l'on essaie à l'aveuglette, comme des singes !". ["Rien n'arrive avec raison" page 97 et le principe de raison insuffisante dans "HSQ" pp 191 et 194]
Bouveresse : "L'absence de qualités correspond entre autres choses, à l'adoption d'un point de vue beaucoup plus personnel, plus objectif, plus statistique et plus global que celui de l'individu de l'ancienne espèce ; mais elle ne rend que plus difficile à résoudre le problème de la contribution que l'élément singulier peut espérer apporter à la transformation et au progrès du système auquel il appartient." [Bouveresse page 53]
L'atypique et l'exceptionnel (génie) ne sont rien en eux-mêmes et peuvent devenir n'importe quoi, tout dépend des circonstances et de la manière dont l'organisation sociale réussit à les utiliser. En conséquence de tout ceci, une part importante de l'ouvrage s'attache à deux questions : pourquoi l'histoire humaine est-elle toujours celle de l'homme moyen ? Et peut-on faire l'histoire ? Deux chapitres y sont consacrés et l'Avertissement mérite la (re)lecture [pages 9-26 qui évoquent A. A. Cournot].
L'escargot de l'histoire dans le titre manifeste un constat plutôt désabusé sur ces sujets : le sillon baveux de "quelques changements qui résistent au temps sans qu'on sache pourquoi" [Épigraphe de Musil]. Reste que pour Musil, au fond, les sciences sont l'illustration que les impossibilités d'aujourd'hui peuvent devenir les possibilités et même les réalités de demain.
Une note positive avec Paul Valéry [Bouveresse p 151] : "Il résulte, il doit nécessairement résulter à la longue, de ce travail illimité une certaine variation (déjà sensible), de ce familier, de ce possible, de ce raisonnable, qui constituent à chaque instant les conditions de notre apaisement. Comme les hommes ont accepté les antipodes, ils s'apprivoiseront avec la courbure d'univers, et avec bien d'autres étrangetés. Il n'est pas impossible – il est même assez probable – que cette accoutumance transforme peu à peu non seulement nos idées, mais certaines de nos réactions immédiates." (Œuvres I, Pléiade)
[à suivre]
[*] Pour la compréhension des sciences du hasard et l'opposition déterminisme/hasard, deux appendices judicieux : page 295 "Comment l'ordre naît du désordre" (E. Schrödinger, 1929) et page 300"Lois absolues et lois moyennes" (Franz Exner, 1919) traduits par Bouveresse lui-même.
Joli, le dessin... ("statistiques / seuqitsitats)
RépondreSupprimer(s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola