5 mai 2022

Pays de neige

Avisé par quelques lignes de Pascal Quignard [Philosophie Magazine - Déc 2021] à propos de Yasunari Kawabata, prix Nobel 1968, j'ai demandé "Pays de neige" (1948) dans la réserve de la bibliothèque provinciale. Sa lecture m'a laissé un souvenir profond, sans doute est-ce dû aux circonstances de lecture, l'humeur, où on s'est assis, le ciel et les oiseaux, tout ce que vous voulez, mais voilà, ce récit un peu étrange m'a beaucoup plu. Étrange n'est sans doute pas le mot, il s'y passe peu de choses, explicitement, mais le livre inspire un immense sentiment de simplicité, de poésie. Je viens de relire le dernier chapitre, l'impression de beauté persiste (à laquelle ne sont pas étrangères quelques clés sur la fin du roman glanées de-ci de-là).

"Pays de neige" raconte les séjours du riche japonais Shimamura, amateur d'art chorégraphique, dans une station de montagne pour y vivre un amour adultère. Elle s'appelle Komako, c'est une geisha, un personnage inoubliable qui donne tout d'elle à cet homme, jusqu'à se perdre, sans recevoir en échange pareille générosité. Shimamura, choyé sensuellement, contemple sa propre froideur. Selon son propre aveu, Komako aurait été une liaison réelle de l'écrivain.

Je crois utile d'insister sur la préface d'Armel Guerne, auteur du texte français avec le traducteur Bunkichi Fujimori : "On croit lire un roman ; on vit une incantation", écrit le poète. Il nomme "thèmes musicaux" les sujets qui habitent ce texte. Cette très belle présentation indique en outre deux points essentiels pour aborder l’auteur japonais : le non-dit et la transposition en français.

Pour ce qui est de la traduction : " [...] l'on comprendra qu'un tel auteur, qui interroge son langage jusqu'au plus intime de son génie, estime, à juste titre, que c'est précisément par ce qu'ils ont d'essentiellement intransmissible (sauf peut-être, par une subtile transposition des valeurs suggestives de la musicalité et de l'image) que ses écrits prennent toute leur valeur. Il méprise les traductions, et il a raison." [préface p 14] Nous voilà prévenus contre un trop facile exotisme.

L'implicite chez Kawabata "Et rien ne saurait être plus japonaisement orienté, au point même que la chose resterait presque impensable dans l'une quelconque de nos langues occidentales, dans l'épaisseur subtile ou raide de nos raisons, que l'art diaphane, le charme impalpable, l'ironie splendide de la transparence, l'architecture invisible de ce «roman» où tout se passe ailleurs, sensiblement, que dans ce qui est dit. Comme tous les poètes, M. Kawabata sait que l'essentiel est ce dont on ne parle jamais ; mais parce qu'il est Japonais, il a pu choisir comme méthode directe le respect absolu de cet axiome. Il ne parle jamais de ce qu'il veut dire et parvient infailliblement, par une juxtaposition de sensations, de notes piquées ou de trilles nerveux, à nous le faire sentir avec une magnificence et une ampleur dont il faut presque affirmer qu'elles ridiculisent la méthode inverse, [...].
C’est le respect de la vérité dans sa vérité même, que cet effort constant de les laisser où elles sont, sans chercher par une tricherie à les faire paraître et apparaître par des mensonges concertés, sous des masques et des travestis.[préface pp 10-11]

Le corollaire est qu'il appartient au lecteur de recevoir ce non-dit et qu'il aura également la charge de compléter, s'il le veut, s'il le peut, les achèvements ouverts fréquents chez Kawabata. 
Ainsi que le souligne P-F Souyri [Persée], "le style de Kawabata, apprécié souvent pour ce qu'il est, pur presque cristallin, masque en partie une œuvre en demi-teintes". En effet, derrière la transparence supposée du style, la professeure Cécile Sakai dévoile une œuvre complexe et parfois obscure ["Kawabata, le clair-obscur, Essai sur une écriture de l'ambiguïté" (Puf)]. Si l'on ne souhaite pas se procurer cet essai, l'excellent blog "ex-libris" donne un aperçu de ces explications sur la conclusion énigmatique du roman qui nous occupe.

Kawabata est le défenseur d'une sensibilité et d'une tradition japonaise quasiment ésotérique. Le roman comprend de belles pages sur le Chijimi, l'étoffe blanchie dans la neige : ”Et lorsque la blancheur arrivait à perfection, le printemps arrivait aussi : c’était le signe du printemps dans le Pays de Neige.” [p 168]

J'ai poursuivi ma découverte de l'auteur japonais avec "Les pissenlits", son ultime roman inachevé, long dialogue entre une mère et le fiancé de sa fille qui ont laissé celle-ci dans une institution psychiatrique. De beaux éclairs (la cloche sonne au loin) et des allusions énigmatiques, encore. Vais-je me décider pour le livre de Cécile Sakai ? En attendant, j'ai entamé "Tristesse et beauté".

"Et voilà qu'au fond de son cœur il l'entendait à présent, Komako, comme un bruit silencieux, comme la neige tombant muettement sur un tapis de neige, comme un écho qui s'épuise à force d'être renvoyé entre des murs vides." [P 171]


6 commentaires:

  1. J'ai lu Kawabata en son temps, je dirai il y a presque quarante ans. Pas relu depuis. L'atmosphère de ses livres me plaisait mais quelque chose me gênait, sans que je sache expliquer pourquoi. Je viens de regarder dans la bibliothèque, et j'en ai plusieurs. Pourquoi donc m'est-il resté à la fois si étranger mais si proche que j'ai conservé ces livres-là alors que je me suis séparée de tant d'autres au fil des ans ? Je vais chercher si je peux emprunter le journal Philosophie magazine car l'avis de Pascal Quignard, que j'aime beaucoup, m'éclairera peut-être.
    Bonne journée.

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    1. Il se peut que ce qui vous gênait est ce qu'évoque la préface. Dans "Pays de neige" la conclusion est très ouverte, énigmatique. Kawabata avait écrit plusieurs fins paraît-il. Pour les mots de Quignard, c'est très succinct, je vais vous envoyer copie.
      Je vous souhaite une belle journée.

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  2. Je suis une adepte de Kawabata même si je n'aime pas tous ses romans, j'ai lu celui ci il y a très longtemps et mon souvenir s'est un peu délité je crois que je vais le rouvrir pour l'occasion et je vais faire comme Bonheur du jour et chercher l'article de P Quignard

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    1. Bonjour Dominique, un plaisir de vous lire, ça faisait longtemps.
      Pour le moment, je suis dans "Tristesse et beauté", j'aime beaucoup. Et j'ai commandé ce livre de Cécile Sakai. J'espère que de rouvrir Kawabata vous sera profitable.
      Je vous envoie copie de l'article à propos de Quignard, il y a juste dix lignes sur le Japonais. À bientôt.

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  3. Lu il y a un bout, bien évidemment je suis sûrement passée à côté de bien des détails, mais peu importe, j'ai aimé, même si j n'ai pas eu toutes les réponses.

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    1. Mais oui, c'est important de privilégier l'impression, le sentiment esthétique sans toujours expliquer tout, se laisser porter par de beaux instants. Les réponses viennent à leur heure, peut-être, ou pas, selon chacune/chacun.

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