11 août 2022

Journée particulière

L'extrait ci-dessous en hommage à un styliste à l’ancienne, l'écrivain Richard Jorif (1930-2010). À travers lui, un retour à Paul Valéry avec une fiction de 136 pages – "Valéry 10 juin 1927" – qui imagine une journée du poète, alors qu'il prépare son discours d'entrée à l'Académie Française. Soumis aux remerciements coutumiers à son prédécesseur, Anatole France, c’est une corvée pour l'auteur de Monsieur Teste... qui n'a pas que cela à penser.

Réserves : Jorif, dans sa manière délicieusement désuète, aime les mots anciens et il est bon connaisseur de l'entité P.V., de sorte qu'il est préférable d'être au parfum pour saisir les allusions biographiques. Curieusement, et sans que cela ne soit perturbant, la narration se déplace de la deuxième personne, si singulière ["Tu t'es à l'extrême inquiété des songes."], à la plus distante troisième ["Il salua très civilement les cygnes, qui feignirent de le reconnaître bien qu'il n'appartînt pas à la même tribu."] et on a même droit au je, Valéry en personne [l'extrait].

Richard Jorif mentionne en fin de livre ses références, parmi lesquelles le Journal de Catherine Pozzi, témoignage absolu pour ceux "à qui il importe qu'un homme ait été moindre que ce qu'il paraît" (et l'on reprend ici une citation de Valéry en personne).

La journée ainsi rendue nous propose un Paul-Ambroise Valéry reconstitué, proche et complètement humain, ainsi qu'infiniment reconnaissable : l'auteur s'ingénie d'ailleurs à panacher son texte de citations de l’Académicien, repérables aux italiques. Pour en donner une des plus fines : ”Je ne suis pas toujours de mon avis”.

[P.V. rétorque à Karin, alias Catherine Pozzi, qui lui reproche de fréquenter des milieux mondains]
J'observe, à la traverse, que l'éloignement du poète pour qui professe d'accroître son or, la haine du savetier lunaire pour le financier dyspeptique ne lui interdit nullement de franchir le seuil de ces bourgeois anathématisés pourvu qu'ils sachent endosser la tunique de Mécène. J'ai fréquenté, tu ne l'ignores pas, chez quelques-uns de ces bienheureux où je savais rencontrer quelques esprits très aigus. Quelle sensation exquise de les voir glisser comme des songes parmi leurs objets d'art, leurs toiles authentiques ou fausses, mais toujours visiblement signée, les fanfares de leurs mille et uns livres ! Femmes et maîtresses font éclater aux soleils des girandoles l'orient de leurs divines omoplates et des ombres diligentes et serves s'empressent à cueillir sur leurs lèvres l'amorce de leurs désirs. Vient une heure où le propriétaire de toutes ces merveilles, élevant au cristal des lustres l'or vieil et brûlant d'un puissant armagnac, s'exclame : " Que voulez-vous, on ne peut pas vivre sans poésie ! »

Richard Jorif - "Valéry 10 juin 1927" (JC Lattès, 1991) [p 125]

5 commentaires:

  1. Je savais que Jorif vous intéresserait, il faut avouer que ce n'est pas banal, et pour ce qui est des mots compliqués et anciens, ce n'est que le début... ,

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    1. J'ai tout de suite enchaîné avec celui-ci pour rester sur Valéry. Je lis aussi un recueil de nouvelles, inégal mais pas mal du tout, de l'enfance, de l'humour, un brin de philo et pour les mots rares, ça va.
      Merci de m'avoir signalé l'auteur. Même pour des sujets lourds, comme la mort, il garde une légèreté, une distance.

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  2. Merci. J'adore Jorif. Je l'ai découvert par hasard via un livre où il évoquait Littré (que j'admire beaucoup aussi). mais dont je ne me rappelle pas le titre ! Ce livre m'a tellement enthousiasmée que je voulais écrire à son auteur ... jusqu'à ce que je m'aperçoive qu'il était mort.

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    1. Je pense que le livre dont vous parlez est "Le navire Argo", je l'ai en projet de lecture. Celui de ses livres qui a connu le plus de succès, semble-t-il. Votre enthousiasme va peut-être me pousser à avancer cette lecture :-)

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    2. J’apprends que les aventures de F. Mops de Richard Jorif forment un tryptique dont le premier est le titre que je cite ci-avant tandis que le troisième, ”Tohu-Bohu”, est celui consacré à Littré. ’Le Burelain” est le second.

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