12 septembre 2022

Le langage du désir

[Traduit de l'espagnol par Edmond Raillard]

"Toute histoire d'amour est une conversation et quand entre les deux s'installe le silence ou que la conversation tourne à la susceptibilité et aux variations autour de la première personne du singulier, l'amour donne des signes d'épuisement et arrive l'aphasie ou le dialogue de sourds, retranché, inaccessible, brusque. Il peut se relever de sa décadence, mais s'il le fait il sera plein de carences. Nous en étions là, ma femme et moi, quand Miriam est apparue au département et ensuite a dit « fume-moi », [...]

[...] j'ai su que cette injonction était le début d'une intense conversation, car toute passion, je l'ai dit, est une conversation et le sexe y participe de façon essentielle, et pas seulement par le dialogue des corps. La passion intervient dans le langage ; le sexe s'empare du langage et celui-ci l'ennoblit et s'ouvre à un continent nouveau et ce continent est celui des amants : le verbe se fait chair ; la parole, coït. La voie d'accès importe peu : une brève rencontre, le téléphone, une lettre, un simple message, une injonction qui est une supplication amoureuse... Le désir s'empare de toutes ces voies comme un empereur tyrannique et doux à la fois – prenez les centrales électriques, les stations de radio, les services téléphoniques et les chaînes de télévision – et alors on ne sait pas, on ne peut pas vivre en liberté. On ne désire que la tyrannie de la passion. C'est son premier tribut et dès l'origine le désir imprègne le langage, de telle façon que les métaphores les plus baroques relèvent de l'école réaliste la plus pure. Cette fusion entre ce qui est savant ou élitiste et ce qui est populaire, entre l'art et le métier, crée de l'addiction et nous change en nous montrant une dimension différente. De nous et des autres. De l'amant et de l'aimé. Et par conséquent du monde. En l'occurrence, de moi à travers Miriam et vice-versa, du moins voulais-je le croire." [p 100-101]

José Carlos Llop - "Orient" (Actes Sud / Chambon - 2022 pour la traduction française)

Un roman qui a pour sujet la passion amoureuse et qui explore des histoires d'amour réelles – telles celle d'Ernst Jünger avec Sophie Ravoux, les liaisons de Graham Greene, Ian Flemming ou encore Dionisio Ridruejo – dont la connaissance permet d'approcher celles dont on ne sait rien. Ainsi les amours adultérins des parents du narrateur dont le père disait "Notre famille est une famille dédiée à l'amour, c'est-à-dire au désordre." Et puis Miriam, une élève de son cours à l’université.

Un livre confus, pas facile à suivre, avec des passages remarquables et intenses, notamment ceux qui s'attachent au langage dans la passion : " dans l'érotisme, l'image – beauté qui suscite le désir et désir qui crée de la beauté – ne suffit pas à elle seule et lasse ; d'où l'irruption du langage" ou encore à une particularité des littéraires : "Les écrivains ont la littératureleurs maîtresses ne le comprennent pas toujours, bien que ce soit elle, la littérature, qui les ait rapprochés et ensuite emportés et qu'elle ait été la clef de leur compréhension de l'amour". 

Le titre du livre, "Orient", est une métaphore évoquée dans un beau passage sur la passion, quand elle attrape à un âge où le temps n'est plus infini. [p 212]

Étrange : le livre est composé de 7 parties et je ne trouve pas trace de la III, je ne vois aucune note à ce sujet. Voilà un texte de lettré, brillant et varié, qui fait un peu bazar – le terme m'est soufflé par "En attendant Nadeau" et je le garde – mais auquel on reste attaché pour son attrait littéraire permanent.

6 commentaires:

  1. Bonjour Christian, les écrits de Llop (mon préféré est Solstice, suivi de "le rapport Stein) sont, je trouve, souvent confus. Il semble vouloir y mettre tant de cultisme, réflexions que parfois on a l'impression qu'il s'y perd lui-même ;-))
    Dans une interview sur "Orient" il répond à la question :
    —Si me permite una definición de su libro, en ocasiones me ha parecido más ensayo que novela, un paseo filosófico sobre el amor. (Si vous permettez une définition de votre livre, il m'a semblé parfois être plus un essai qu'un roman, une promenade philosophique sur l'amour).

    —Sí, es una novela flaubertiana en ese sentido. Todo se apoya en los clásicos, los trovadores, el Renacimiento, continúa por el siglo XVIII hasta llegar al XX, hace una especie de mapa de la cultura amorosa occidental y sus variaciones, pero siempre unida al lenguaje. El amor es lenguaje o no es. Y el lenguaje, si no es amor, es un lenguaje más pobre. (Oui, c'est un roman flaubertin dans ce sens. Tout s'appuie sur les classiques, les troubadours, la Renaissance, poursuit dans le XVIII siècle pour arriver au XXº, il fait une espèce de carte de la culture amoureuse occidentale et de ses variations, mais toujours unis au langage. L'amour est langage ou n'est pas. Et le langage, s'il n'est amour, est un langage plus pauvre.)

    On va lui laisser ces affirmations catégoriques...

    Bonne journée, merci.




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    1. Bonjour Colette, je suis heureux de vous lire ici ; je pense que votre commentaire sera apprécié par celles et ceux qui s'interrogent sur ce livre du natif de Palma.
      Pour tout dire, j'ai cru par moments que la traduction Actes Sud était en cause. Llop sait être excessif comme dans les affirmations que vous donnez. À l'occasion j'irai vers les titres que vous appréciez ; j'avais été séduit par "La ville d'ambre" où j'avais même trouvé une "musicalité espagnole". Je peux aimer le côté baroque des artistes, pour autant que cela reste accessible.

      Merci des mots traduits (ensoleillés je parie), bonjour de nous deux (remis de nos émotions), nous nous reposons à la mer.

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  2. Bonjour, je n'ai jamais lu cet auteur mais les citations de cette chronique sont vraiment magnifiques. La lecture semble un peu ardue mais on doit pouvoir se laisser porter par les mots et leur musique.

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    1. Bonjour Sandrine, content que l'écriture de Llop soit appréciée.
      Dans le long passage en tête de chronique, je comprends ce que veut exprimer la prose emportée de l'auteur, cette "fusion ente l'art et métier qui crée de l'addiction", mais je ne suis pas certain que ce soit très clair pour pout le monde. Le langage acquiert avec le désir une dimension, une teinte particulière qui légitime en quelque sorte sa possible vulgarité. C'est en tout cas ce que je conçois.

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  3. "Toute histoire d'amour est une conversation..." Voilà qui fait écho pour moi à cette phrase de "La carte des regrets" de Nathalie Skowronek, un court roman qui m'a beaucoup plu.
    Pas encore lu "Solstice", recommandé par Colo, un titre qui me tente davantage.

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    1. Je ne connais pas Nathalie Skowronek et ce sera donc une découverte.
      Pour "Solstice", je me souviens l'avoir abandonné parce que je trouvais difficile de le suivre sans connaître la ville ou l'île de Palma (avec Modiano p ex, ça va, je connais un peu Paris).
      Le plus étonnant est que j'ai lu « Le rapport Stein » (Colo) en 2017, je viens de le voir dans mes notes ! Aucun souvenir, ni billet sinon un énigmatique 4 étoiles et demie : voilà bien la mémoire.

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