29 janvier 2023

Fauves

"Jusqu'à la fin du XIXe siècle, la peinture de fleurs, très appréciée du public, est perçue comme une continuation de la tradition très respectée de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, et se voit, à ce titre, dotée d'une dimension allégorique et symbolique. Mais un tel pedigree, qui rehausse ce genre mineur, invoqué par la critique quand l'artiste est un homme, fait systématiquement défaut quand l'artiste est une femme : ce sont alors les valeurs sensibles de délicatesse et de douceur qui se substituent aux valeurs spirituelles. Cette féminisation du genre de la peinture de fleurs laisse une marque durable dans la réception différenciée selon le sexe de l'artiste de cette production picturale. Elle est en partie liée aux modèles éducatifs qui régissent et contraignent la vie morale et physique des jeunes filles de la bourgeoisie, dont la formation aux arts d'agrément participe de leur assignation à la sphère privée. Elle ressortit également au contrôle social et à l'exploitation économique des jeunes filles des classes populaires qui, en revanche, avec l'industrialisation, sont partie prenante de la sphère publique du travail, de la manufacture et des espaces publics urbains. [p.84]
[...] 
Depuis le XVIe siècle, le dessin, par lequel se matérialise l'idée, la dimension intellectuelle et spirituelle, était de genre viril quand la couleur était associée au féminin. Parure, elle charme et plaît, qualité «cosmétique» qui peut phagocyter l'œuvre picturale au profit de la seule matière : les durables controverses entre partisans du coloris et partisans du dessin ont abouti, avec la doxa académique du XIXe siècle, au triomphe de ces derniers. Malgré la très nette perte de puissance des conventions académiques au début du XXe siècle, le discours critique semble cependant avoir intériorisé ce différentialisme. Des artistes comme Jacqueline Marval ou Émilie Charmy abordent le « bouquet » selon des modalités qui ne diffèrent en rien, et parfois excèdent, celles des artistes hommes dits « fauves »  : matière audacieusement brossée, couleurs lumineuses, surfaces inachevées. Pourtant, ainsi que l'a observé Gilles Perry ["Women Artists and the Parisian Avant-Garde: Modernism and 'Feminine' Art, 1900 to the Late 1920s"], là où les critiques voient la manifestation d'une violente force masculine, congruente avec la sémantique du « fauve », et un critère du modernisme, quand ils abordent les productions florales de ces artistes femmes, ils ne voient plus qu'une sensibilité toute féminine de la couleur. Il en va de même en ce qui concerne leurs paysages." [p.85]
 
Martine Lacas - "Elles étaient peintres" (Seuil, 2022)
Jacqueline Marval - Bouquet sombre (1907)

Émilie Charmy - Piana, Corse (1906)

4 commentaires:

  1. Merci pour ces extraits et d'avoir repris en particulier l'observation de Gilles Perry sur la manière différente d'apprécier les œuvres d'artistes selon qu'ils soient hommes ou femmes. Pas sûre que ce soit du passé.

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    1. Assez d'accord avec cela, il subsiste bien des formes de misogynie envers les artistes féminines (des femmes tout court), que vous percevez sûrement mieux que moi.

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  2. Très intéressants ces deux billets ! Je ne sais si vous souvenez de billets consacrés au peintre espagnol Sorolla. En cherchant des tableaux je me demandais si, sans la signature, on les aurait attribués à une femme...comme si l'art était genré. Mais vous avez raison, ces qualités de finesse et douceur qui nous sont attribuées, correspondent si peu à la réalité; l'inverse étant vrai aussi.
    Merci Christian.

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    1. Ce qui me frappe dans les tableaux de plage de Sorolla, ce sont les blancs intenses. C'est d'une beauté lumineuse et les tons pastels, les femmes en robe qui jouent font songer, de fait, à des travaux féminins. Vous faites bien d'évoquer ce peintre pour lequel nous tombons facilement dans le panneau : vous le dites, l'art n'est pas genré. Les métiers le sont moins aussi aujourd'hui, des dames pilotes de ligne, d'acrobaties aériennes ou policières n'a plus rien d'étonnant. Mais il existe aussi des misogynes.

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