"L'homme qui avait décidé de se forger une destinée historique, qui avait entrepris de faire sauter le verrou de l'histoire et qui y était parvenu, qui avait brillamment réussi à changer son lot, n'en était pas moins piégé par une histoire avec laquelle il n'avait pas compté : celle qui n'est pas encore tout à fait l'histoire, celle dont l'horloge sonne tout juste, celle qui prolifère au moment où j'écris, qui s'accroît au fil des minutes et que l'avenir saisira mieux que nous. Le nous qui est inévitable : l'instant présent, le lot commun, l'humeur du moment, l'état d'esprit du pays, l'étau historique qu'est l'époque où chacun vit. Il avait été aveuglé, en partie, par le caractère effroyablement provisoire de toute chose."
Philip Roth - "La tache" (Traduit de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun)
Cet homme dont l'empathique voisin, l'écrivain Nathan Zuckerman, raconte les déboires, est victime d'un mélodrame de l'hypocrisie et du puritanisme au sein d'un monde universitaire du New-Jersey, à l'époque du scandale Clinton-Lewinsky (1998). Forcé de démissionner du poste de doyen pour un quiproquo navrant, Coleman Silk, d'abord révolté par la mort de son épouse suite à ces événements, finit par trouver un exutoire dans la liaison avec une femme de ménage illettrée, Faunia. Ce couple trouve la mort dans un accident de voiture provoqué.
Par le passé, Coleman "avait décidé de se forger une destinée" par le refus de son origine raciale : Noir de peau claire, il s'était créé une identité de Blanc en reniant sa famille. De nombreux américains auraient fait cela pour échapper aux règles ségrégationnistes.
La bourde commise à l'université par le doyen Silk n'est même pas une maladresse : il a qualifié de "spooks" (fantômes) deux élèves qu'il n'avait jamais vus au cours. Or les étudiants en question sont noirs (il ne le sait pas) et le mot est aussi en vieil argot quelque chose comme "bamboula". Dans une université gangrénée par le conformisme intellectuel, le politiquement correct verse facilement dans la traque des sorcières racistes et antiféministes. L'ironie du sort rattrape celui qui a transgressé ses origines.
Le narrateur omniscient Zuckerman/Roth ausculte le passé des protagonistes principaux, la maîtresse Faunia, femme battue, qui garde sous le lit les cendres de ses enfants morts d'un incendie, son fruste ex-compagnon Lester, violent, ancien du Vietnam, puis Delphine Roux, professeure de littérature, ennemie jurée de Coleman, des personnages à chacun desquels l’auteur accorde une épaisseur digne d'un roman distinct. Dans cette perspective, apparaissent des déterminations qui contextualisent les comportements de sorte que tout manichéisme est dépassé : chacun(e) vit un naufrage. La narration ne s'engage pas explicitement dans le jugement moral, mais le regard posé sur cette société américaine est sans clémence. La maîtrise de Philip Roth offre encore un frisson tout à la fin, où l'on craint pour la vie de Zuckerman qui a des réponses.
Mention pour les scènes effarantes où le vétéran du Vietnam, aidé par des amis d'une association d'aide, est amené à affronter la présence de serveurs asiatiques dans un restaurant chinois pour vaincre ses phobies. Mention aussi pour le subtil personnage de la professeure Delphine Roux. Par ailleurs, on note une ou deux phrases salaces qui n'apportent rien à l'œuvre, mais c’est Roth.
"La tache" est un roman aux digressions généreuses et aux personnages ineffaçables – fiction magistrale et virtuosité littéraire selon "Diacritik" – qui traduit la vitalité créative de l'écrivain Roth et la santé du roman américain en général, épargné par une intellectualisation excessive de la narration.
Pour moi un des meilleurs romans de P Roth, la trilogie est vraiment aboutie et splendide je ne sais pas si vous avez lu les trois mais c'est vraiment une belle expérience de lecture
RépondreSupprimer"Un homme" m'avait bien accroché, celui-ci tout autant. Je suis tenté de suivre votre invitation à la trilogie américaine, y compris "Le complot contre l'Amérique". Un Quarto Gallimard reprend les quatre.
SupprimerJ'avais lu Philip Roth il y a .... longtemps. Mais comment se fait-il que je n'en ai gardé aucun souvenir ?
RépondreSupprimerVous y restez de marbre, disiez-vous en commentaire d'un autre roman de Roth. En envisageant les sujets que vous privilégiez sur votre blog, j'ose avancer que les romans sombres et mordants de l'Américain ne vous correspondent pas. Mais qui sait, en le relisant ?
SupprimerIl y a longtemps que je veux lire cet auteur, toujours rattrapée par d'autres romans (malgré ce que vous pensez sans doute, je lis énormément de romans, pas seulement de la poésie:-))), après lecture de votre billet, je ne vais plus tarder, merci.
RépondreSupprimerJ'espère que tout va mieux chez vous, amicalement.
Il m'a fallu longtemps aussi pour me mettre à Philip Roth après une déception initiale (Portnoy).
SupprimerBonne lecture si vous y allez ! "La tache" est un bon choix, c'est un peu long mais une fois dedans...
Ici ça va maintenant, merci Colette. À bientôt.
J'ai trop peu lu cet auteur et jamais ce roman... Lacune à combler (une parmi tant d'autres!)
RépondreSupprimer"La tache" serait une bonne façon d'aborder Philip Roth, il me semble. J'espère que vous aimerez.
Supprimerc'est ce roman qui m'a ouvert les yeux sur le "politiquement correct" aux USA
RépondreSupprimerLa bien-pensance est en effet dénoncée par l'auteur.
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