3 mars 2023

Réflexions sur l'histoire naturelle

 "... la plupart des textes de vulgarisation scientifique font mal la part entre l'aspect fascinant des résultats de la recherche et les méthodes qu'utilisent les scientifiques pour établir les faits de la nature. [...]. [ils] contribueraient bien plus à l'information réelle du public s'ils s'attachaient plutôt à montrer quelles méthodes les scientifiques utilisent pour aboutir à leurs fascinants résultats.(S. J. Gould) 

"Le fonctionnement de la science repose sur le caractère vérifiable des hypothèses que l'on propose. [...]. Même si une hypothèse est exacte, elle ne nous servira à rien si elle est impossible à confirmer ou à réfuter." (S. J. Gould)

(Traduit de l'américain par Dominique Teyssié avec le concours de Marcel Blanc)

[Ces passages sont tirés d'un essai sur les causes de l'extinction des dinosaures ("Le sourire du flamant rose", p.385). Gould s'attache à exposer trois causes dont deux sont invérifiables et douteuses – élévation de la température à laquelle les testicules des dinosaures ne résistèrent pas ou la consommation de plantes psychotropes entraînant des overdoses mortelles – tandis que la troisième, un astéroïde qui a heurté la terre est très plausible – présence d'iridium non volcanique d'origine extra terrestre.] 

Ce qu'exprime S. J. Gould ci-dessus apparaît en filigrane des divers essais du recueil. L'essayiste n'hésite pas à s'étendre sur des théories improbables ou dépassées (en 1985), afin d'en éclairer les faiblesses méthodologiques. Gould explique de même certaines théories anciennes, bien fondées eu égard au savoir d'une époque, mais que des découvertes ultérieures discréditèrent (il en va ainsi pour les spéculations antérieures aux avancées de la génétique). Bien qu'instructives, ces considérations historiques peuvent frustrer un lecteur en attente de notions théoriques actualisées.

Le recueil réfléchit sur les grands thèmes de l'histoire naturelle à travers une large variété de cas d'études : cannibalisme de la mante religieuse, fossiles archaïques, escargot changeant de sexe, hésitations de Darwin, enfants siamois, origine du maïs, eugénisme, rapport de Kinsey sur la sexualité, etc. Il exprime des considérations scientifiques, mais aussi humaines, morales et même politiques. 

En voici quelques enseignements déterminants relatifs à la sélection naturelle et à l'évolution :

  • Les bricolages créatifs de la nature, avec ce qu'elle a sous la main, pour la survie face aux pressions de l'environnement. (Cf. le billet sur le bec du flamant). 
  • Découlant du point précédent : Darwin, amateur éclairé de l'histoire, avait compris que celle-ci est la base de l'évolution. "Un monde parfaitement adapté à son environnement serait un monde sans histoire ; et un monde sans histoire aurait pu être créé tel que nous le connaissons", écrit Gould. [p.51]
  • La science est le domaine où on vérifie et rejette des hypothèses. Toute théorie non vérifiable n'est pas de la science (cf. début de cet article), qu'elle soit ou non une construction intellectuelle brillante. 
  • Les espèces sont les unités fondamentales de la diversité biologique, populations isolées les unes des autres, car elles ne peuvent se reproduire entre elles. Les sous-espèces sont des divisions de l'espèce qui reposent sur la décision d'un taxinomiste et occupent une portion géographique bien définie du territoire d'une espèce. Les sous-espèces se reproduisent entre elles. La race est une sous-espèce. [p.184]
  • "La taxinomie s'occupe essentiellement de mesurer les variations des séries d'individus qui représentent l'espèce à étudier." (A. C. Kinsey) [p.155]
  • Le processus principal de la sélection naturelle est la lutte pour le succès reproductif, c'est-à-dire celle de tous les organismes pour transmettre le plus grand nombre possible de leurs gènes à leur descendance. [p.40-43]
  • Le monde est complexe, les distinctions claires sont rares, les transitions de l'univers progressives, alors que l'esprit humain occidental aime ranger dans des cases séparées. Mais l'ordre n'a jamais été prévu par la théorie évolutionniste. La nature abrite des continuums qu'il est impossible de morceler en deux piles nettes de "oui" et "non". Les systèmes ambigus que nous ne parvenons pas à classer ne sont pas l'expression des limites de la connaissance, mais d'une propriété de la nature. [p.90 et 215]
  • La variation est le matériau brut du changement évolutif, l'essence (Platon) est un concept illusoire. Les espèces sont distinctes, mais n'ont pas une essence immuable. L'essentialisme tend à établir des jugements de valeur : objets proches de l'essence sont «bons», ceux qui s'en écartent "mauvais" ou irréels. L'anti-essentialisme (Gould) abandonne les jugements selon des idéaux : les hommes petits, handicapés, de couleurs ou religions différentes, sont des hommes à part entière. [p.152]
  • "L'ennemi de la science et de la connaissance n'est pas la religion, c'est l'irrationalisme" (S. J. Gould). [pp.106 et 118]
  •  De nombreuses espèces ont des millions d'années et leurs subdivisions sont marquées et profondes. Ce n'est pas le cas de l'homme, espèce jeune, dont la subdivision en races est plus jeune encore. Néanmoins, certains aïeux comme l'australopithèque (cf. illustration billet précédent) auraient pu survivre de sorte que nous côtoierions une espèce humaine nettement moins intelligente que nous. Gould conclut que l'égalité des hommes est le résultat accidentel de l'histoire. [p.189]
  • L'évolution ne se déroule pas selon des lois simples qui entraînent des résultats prévisibles. De petits écarts de températures et de précipitations, la formation de montagnes, l'extension de glaciers, la dérive des continents, l'impact d'astéroïdes, etc. sont les fantaisies de l'histoire naturelle. [p.201]
  • La surface relative d'un animal qui grandit sans changer de forme décroit inévitablement, car le volume est proportionnel au cube de sa longueur, la surface au carré seulement. Ceci détermine les capacités de réchauffement/refroidissement d'un organisme de grande taille. [p.210]
  • La théorie de l'évolution a jeté au rebut l'idée d'une chaîne continue du vivant chère à Charles White (1728-1813). L'organisation du vivant est ponctuée de trous gigantesques. Qu'y a-t-il entre les plantes et les animaux ? entre les invertébrés et les vertébrés, par exemple ? [p.264]
  • Le programme inscrit dans l'ADN interagit de manière inextricable avec des influences comportementales diverses : il est impossible de distinguer chez l'humain une composante rigide déterminée par la biologie et l'autre, variable, sujette aux influences extérieures. Le déterminisme biologique est utilisé à des fins politiques pour justifier des iniquités. [p.299]
  • En agriculture, des plants génétiquement identiques sont vulnérables aux virus, bactéries et champignons, car ces derniers détruisent toute la plantation uniforme. Dans les populations naturelles, les variations génétiques d'un individu à l'autre assurent la protection de quelques-uns contre l'agent pathogène et mettent à l'abri une partie de la récolte. L'année suivante, pousseront donc les descendants de ces survivants immunisés : une variabilité importante au sein d'une population est un mécanisme naturel de protection contre la maladie.[p.331]
  • Les hasards de l'histoire de l'évolution proclament que chaque espèce est unique et qu'il est impossible que son évolution se produise une seconde fois dans les mêmes détails. L'existence d'humanoïdes dans d'autres mondes est donc rejetée par la théorie de l'évolution. Ce qui n'exclut pas l'existence d'intelligence ailleurs sous une forme quelconque. On observe en effet que des lignées d'évolution différente convergent vers la même solution générale. [p.377]
  • "La durée de l'univers ramène notre petite histoire à l'insignifiance géologique, mais dont nous avons néanmoins le contrôle absolu." (S.J. Gould) [p.399]
  • Il y a deux manières opposées d'interpréter les modèles de l'histoire du vivant. Selon la première, la compétition entre espèces détermine des changements continus. Si l'environnement était parfaitement constant, l'évolution se poursuivrait du fait de cette lutte des organismes pour la survie. Dans la seconde position (minoritaire), si l'environnement était stable, l'évolution s'arrêterait. Aucune dynamique interne ne pousserait la vie dans le sens du «progrès». Les espèces livreraient leur bataille au climat, à la géologie et la géographie, non à leurs congénères. [p.409]

Un livre très abordable, extrêmement didactique, agrémenté de remarques récréatives. S'il date un peu – il n'est pas encore question de réchauffement climatique ni de protection de la biodiversité –, ce qu'énonce Gould contribue à une connaissance adéquate de l'histoire naturelle grâce à un propos soucieux d'informer sur la base de cas édifiants.

Au risque de ne pas retrouver la verve et l'humour de Stephen Jay Gould, je choisis maintenant de placer sur l'étagère deux livres de Patrick Tort, philosophe, historien des sciences et bon connaisseur des travaux de Darwin :

    - "Darwin et le darwinisme" ("Que sais-je ?"- 2005, 2022)
    - "L'effet Darwin - Sélection naturelle et naissance de la civilisation" ("Points Sciences" - 2008)



2 commentaires:

  1. Merci pour ces notes de lecture, chacune laisse à penser.

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    1. Ces notes sont sans doute fastidieuses à parcourir, je n'ai trouvé que cette énumération pour tenter de retenir (retrouver plus tard) les grandes lignes de ces essais très différents. Quitte à y revenir ultérieurement pour éclairer (ou infirmer/confirmer) certains points.
      Merci de passer, bon dimanche Tania.

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