10 avril 2023

Sortie d'Indochine

Difficile de dire si l'on sort plus indigné que dégoûté d'un tel livre. Éric Vuillard le conduit à son habitude avec une détermination véhémente, une rage presque, qu'il canalise en un texte cinglant et élégant.

La guerre en Indochine, d'abord française, puis américaine au Vietnam, a coûté quatre cent mille morts du côté des forces « occidentales » et trois millions six cent mille Vietnamiens, autant qu'allemands et français réunis en 14-18. Vuillard écrit un pamphlet romanesque sur le fiasco français de cet engagement militaire (1946-1954). Il n'y avait aucun colon européen où eurent lieu les combats ; derrière les furieuses batailles où des hommes moururent, se cachaient des capitaux et des chiffres d'affaires : des sociétés anonymes françaises, celles des mines d'étain de Cao Bang, des charbonnages du Tonkin, des gisements aurifères d'Hoa Binh, etc.

Lors de la défaite de Diên Biên Phu, déjà lors de la bataille de Cao Bang (cinq mille morts), la banque de l'Indochine n'était plus là : "dès le début de la guerre, la banque avait discrètement arrêté d'investir, elle s'était très vite débarrassée de ses positions indochinoises, faisant transiter ses fonds vers des cieux plus cléments." À savoir le financement des corps expéditionnaires de l'armée française, pour s'enrichir d'une guerre qu'elle fuyait. Une fois le conflit meurtrier terminé, alors que militaires et politiciens avaient mené une guerre inefficace et menti sur les chances de victoires, la banque affichait une santé insolente. 

"Il [Émile Minost, président de la banque de l'Indochine] se pencha en arrière, ferma les yeux, et soupira. Il entendait le vacarme de la circulation, sentit la voiture tourner à droite, freiner, puis repartir. Il rouvrit les yeux. Il passait la Seine, et il jeta un œil au flot gris. Ce n'étaient pas des monstres, se dit-il, c'étaient leurs fonctions qui exigeaient d'eux des sacrifices. Le holding de la banque représentait une concentration monstrueuse de pouvoir, que pouvait-on y faire ! D'un geste gracieux, il se lissa à nouveau la moustache, et le raffinement de sa personne lui sembla soudain plaider pour lui, comme un équivalent moral."

Le crépuscule de la politique coloniale française est incarné ici dans ce qui n'est pas vraiment un roman historique, mais une sorte de mise en scène de l'histoire. À côté de nombreuses figures peu reluisantes sous la plume de Vuillard, de Henri Navarre à de La Croix de Castries (couverture), en passant par John Foster Dulles, on retient deux visages : Pierre Mendès France affirmant à la tribune l'évidence de la décolonisation – "lorsque quelqu'un dit la vérité, c'est-à-dire tâtonne dans l'obscur, cela se sent" – puis Patrice Lumumba, dans un cadre différent, "une menace pour les intérêts américains [...] il y a entre son regard déterminé, sa peau noire, son insondable jeunesse et les circonstances de sa mort, une connivence insensée". 

"Une sortie honorable", texte au dualisme appuyé – les puissants et les autres –, évoque des heures peu glorieuses avec une éloquence et une froide ironie qui ébranlent.

4 commentaires:

  1. J'aime bien ce genre de récit qui aborde l'Histoire par les évènements et actes généralement oubliés, gommés (au mieux édulcorés) dans les livres d'histoire.
    Robert Spire

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    1. À dire vrai, je n'ai pas les éléments pour vérifier les dires de l'auteur.
      Certains disent que le monde est comme ça, que «c'est le système».
      La moindre des choses est de signaler ces faits, quitte à spoiler un peu "Une sortie honorable".

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  2. ce livre me semble indispensable mais peut être trop dur pour mon moral actuel

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    1. Je comprends bien : l'indignation et le dégoût gâchent la vie.
      J'ai enchaîné avec "Le capitalisme expliqué à ma petite-fille" (Jean Ziegler) et ça n'a rien arrangé.
      Une phrase de ce dernier petit livre me reste : "Je crois qu'en Occident, personne n'ose vraiment penser le monde tel qu'il est". Car nous sommes du bon côté, au fond.
      Portez-vous bien, Luocine.

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