Je pensais proposer un extrait du dictionnaire Yourcenar sur l'écologisme radical (Arne Næss) que l'écrivaine, parmi les figures importantes de la littérature française du XXe siècle, fut la première à préconiser. Je penche finalement pour un sujet plus intime.
De nombreux personnages de Marguerite Yourcenar sont bisexuels, d'Alexis à Zénon. Dans ses mémoires, Marguerite prête à sa mère une amitié "qu'on ne nommait pas encore particulière" avec Jeanne de Vietinghoff [nommée Monique G. dans Souvenirs pieux]. De même, elle cite [Quoi ? L'Éternité] des propos équivoques de son père sur la possibilité d'une relation avec un beau garçon, s'il n'y avait pas dans les parages une "femme passable". "Le recueil "Feux" est dédié à André Fraigneaux, "Les trente-trois noms de Dieu" au jeune Jerry Wilson ; elle les a aimés tous deux qui étaient homosexuels, l'un avant, l'autre après Grace Frick, la femme avec qui elle a vécu quarante ans.
Une mère bisexuelle par présomption, un père par virtualité : le déterminant sexuel, dans son ambivalence structurante, fonctionne comme la crypte d'un récit de soi qui, pour refuser les commodités narcissiques que la mémorialiste prête à l'autobiographie classique, ne cesse de diffuser ses propres figures d'obsession, quitte à recourir à des modalités autofictionnelles. Écrire, c'est franchir la marge qui sépare la fiction prospective de la réalité attestée, à l'image de celle qui distingue le fait vécu du fantasme éprouvé : jouer en quelque sorte la carte du bi/textuel pour énoncer celle du bisexuel. [...]. Quête impérieuse de l'impossible, sur fond mixte de volonté de puissance et de masochisme ? Fascination pour la figure de l'androgyne, chez celle qui se fait appeler Marg Yourcenar dans ses premières publications ? Culture du paradoxe, qu'elle manie comme une arme rhétorique contre les préjugés, véritable exigence de la pensée qu'elle pousserait jusque l'art d'aimer, dans son refus de toute forme de déterminisme, fût-ce par les sens ? Les raisons, si tant est qu'elles importent davantage que leurs effets, sont à chercher dans l'œuvre. Ou dans la correspondance, qui au détour d'une lettre on ne peut plus professorale, glisse en incise que la « seule liberté sexuelle totale, si liberté il y a, serait celle du bisexuel ».
Bruno Blanckeman - Dictionnaire Yourcenar (Honoré Champion, entrée Bisexualité).
Portrait de Colette, la « Reine de la bisexualité » par Ferdinand Humbert (vers 1896) [wikipédia] |
Une lecture riche mais pas si facile, semble-t-il. De tout façon, j'ai à lire yourcenar avant.
RépondreSupprimerUne remarque : mais elle n'a pas réellement connu sa mère?
Le passage proposé est difficile, c'est vrai, je l'ai choisi un peu pour pouvoir mieux l'appréhender (en recopiant, je pèse mieux le sens de chaque mot).
SupprimerSi vous n'avez pas lu MY, vous pouvez peut-être commencer par "Les nouvelles orientales" ?
Elle a perdu sa mère quelques jours après sa naissance (cf Liste des auteurs, extrait "Souvenirs pieux" sur Fernande).
Justement, dans la préface à la correspondance que Silvia Baron Supervielle a échangé avec Marguerite Yourcenar, elle rapporte que cette dernière lui a dit ne pas pouvoir parler de sa mère puisqu'elle ne l'a pas connue...
SupprimerVotre article est fort intéressant. Il faudrait que je trouve ce dictionnaire...
Votre remarque intéressante m'a fait faire quelques recherches. Dans "Souvenirs pieux", Marguerite donne une large partie sur sa mère Fernande qu'elle n'a pas connue.
SupprimerAu chapitre qui commence par "Je n'infligerai pas au lecteur..." (si vous avez le livre sous la main), elle aborde l'attachement de Fernande pour Jeanne de Vietinghoff (cachée sous «Monique G.» informe le dictionnaire); le mot amour est utilisé, puis "... toutes nos passions sont sensuelles. On peut tout au plus se demander jusqu'à quel point cette sensualité a passé aux actes".
J'espère que vous pourrez vous procurer ce dictionnaire, le format semi-poche est accessible partout.
Donc ce qu'elle prête à sa mère, c'est sur la base de ...?
RépondreSupprimerC'est justement ce à quoi tente de répondre Bruno Blanckeman dans l'extrait proposé : "Écrire, c'est franchir la marge qui sépare la fiction prospective de la réalité attestée" ; "diffuser ses propres figures d'obsession"... Ces lignes donnent des pistes, que ce soit sur cette présomption de bisexualité des parents (dans ses mémoires) ou quant à la propre vie affective «libre» de l'autrice.
SupprimerExtrait un peu ardu mais qui ose s'engager dans des conjectures sur des questions compliquées.
Merci de l'éclaircissement. Et du conseil de lecture!
RépondreSupprimerMerci aussi de ce passage matinal, c'est toujours bien de confirmer son accord avec un commentaire. J'y manque quelquefois.
Supprimerj'aime cette écrivaine et mon roman préféré est "les mémoires d'hadrien"
RépondreSupprimerUn bon choix ! Les romans moins connus valent le détour. Je pense à ”Deniers du rêve” ou ”Le coup de grâce”.
SupprimerSi liberté il y a ....choisir les deux sexes , revient à ne pas choisir, à tout prendre ou à prendre ce qui se présente. Par rapport à notre culture oui, c'est une liberté. L'ambivalence.
RépondreSupprimerTrès intéressant, merci Christian et Bonnes Fêtes à vous deux.
L'exercice d'une telle liberté, énoncée par Yourcenar, est-elle néanmoins soumise à des dispositions biologiques ? La bisexualité et l'homosexualité ont-elles un caractère génétique ? Il existe un livre chez Odile Jacob « La Bisexualité et l'ordre de la nature » (mais encore un livre difficile).
SupprimerMerci de votre passage Colette, bonnes fêtes à vous et vos proches.