7 juillet 2024

Étiolement

(Le Cherche Midi, 2023)
"Comme j'ai toujours la manie d'acheter des romans ou des essais, je me suis muni d'une liseuse. Le vendeur m'a certifié que cette merveille avait une bonne mémoire, que je pouvais «télécharger» plusieurs milliers de « produits ». Le mot « produit » vaut désormais pour tout type de choses vendues, des livres comme des maisons. Federica, qui n'a pourtant pas été formatée par une école de commerce, a fini elle aussi par utiliser ce terme pour désigner soit un appartement soit une villa. « C'est un produit rare sur le marché », dit-elle. Quand, un jour, je lui fis remarquer combien la formule était vulgaire et sotte – « Depuis quand habite-t-on un produit ? » – elle me lança au visage que je parlais une langue morte." [p.34] 

Baudouin Villard, le narrateur et professeur de philosophie qui vit un « rétrécissement », n'est plus en phase avec le monde qui l'entoure et va de déconvenue en déconvenue. Le dialogue ci-dessus avec Federica, sa future ex-épouse, est significatif de ce qui restreint son épanouissement. L'ennui, le siècle, avec ses excès et boniments, ses laideurs et vacarmes, conduisent le professeur à abandonner son métier et, si l'on excepte les lignes qu'il continue à écrire, car il écrit des livres, il se sent perdre tout, y compris ses amis qui se liguent avec celles et ceux qui le critiquent. Cet homme désabusé voit son corps s'émacier et son existence s'atrophier.

Comme il tardait à publier un livre qui connaisse quelque succès commercial, Federica ne laissait pas de le traiter d'eunuque. "Un homme au pouvoir d'achat nul et sans lustre social est un homme castré." [p.27] 

"Je ne suis pas un auteur dont on attend une dédicace.
On me fait l'aumône de me lire." [p.37]

Lorsqu'il se sépare de la méprisante avocate, il est obligé de renoncer à ses livres, faute de place dans son nouveau deux pièces. Il ne peut toutefois abandonner ses Thomas Bernhard et garde trois grandes œuvres : "De natura rerum" de Lucrèce, "Les Essais" de Montaigne et "Le Monde comme volonté..." de Schopenhauer. Les pensums de Foucault, de Derrida, de Deleuze, "ces vedettes", ne trouvent pas grâce à ses yeux : "Je tiens pour moi qu'on peut juger avec précision de l'intérêt ou de la valeur d'un philosophe, ou d'un auteur, en écoutant ses admirateurs." On retrouve le F. Schiffter insupporté par les philosophes qu'il considère à chichis et blablas.

Tout n'est pas sombre heureusement, Baudouin bénéficie de la moitié de l'héritage familial, au grand dam de sa sœur – "[...] tu as passé ton temps à les décevoir [parents] et, en plus, tu ne leur as pas fait d'enfants". Dans sa nouvelle résidence, en voisin serviable, il se lie d'amitié avec le très vieux M. Lévy, personnage touchant très cultivé et ancien barbouze pour le compte de l'État hébreu. Cette complicité lui vaut de rencontrer les faveurs amoureuses de la fille de M. Lévy, médecin et mariée, prénommée Betti, "un cou joli, un sourire charmant". Constatant la nécessité pour Baudoin de faire une pause, Betti l'adresse à un confrère psychiatre Nadaillac, auteur d'une thèse, "L'ennui comme pathologie du désir".

Le psychiatre perce-t-il à jour notre patient ? "Si vous avez le sentiment que ce n'est pas votre moi qui n'est pas adapté à la société, mais que c'est la société qui n'est pas adaptée à votre moi, cela peut cacher un trouble. En psychiatrie, on l'appelle le « complexe d'Alceste »", exprime Nadaillac. [p.82] Soit le misanthrope de Molière qui en veut à Dieu de ne pas avoir fait les hommes à l'image de son ego à lui, Alceste. 

Avec une ironie constamment présente dans "Rétrécissement", Baudouin réfléchit à la thèse de Nadaillac : "... comme je consulte mon horoscope dans un magazine, j'y ai vu des éléments de ressemblance – alors qu'il suffit de jeter un coup d'œil sur la colonne d'un autre signe astrologique pour m'y apercevoir aussi. En feuilletant une autre thèse sur l'érotomanie ou le sadisme, je m'y serais reconnu." [p.99]

La suite narre les déboires, la lassitude et des désordres mentaux de Villard. Opéreront-ils un rétrécissement inéluctable ? La citation en épigraphe est exemplaire à cet égard : "Vivre, c'est perdre du terrain" (Cioran). 

Alors que son premier roman ne m'avait pas enthousiasmé, la seconde fiction de l'essayiste Schiffter est une réussite complète, écriture à ravir, succession de réflexions, ironie et récit d'une dégringolade. Celle-ci se traduit au niveau de l'écriture qui, soumise à une rétraction progressive, voit le texte s'étioler jusqu'au point final. 

 

Ce billet est trop long pour que j'y ajoute quelques mots d'une lecture antérieure de l'auteur qui m'est revenue en parcourant "Rétrécissement". J'en posterai quelques informations demain, ici même.

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