30 août 2024

La beauté de l'art et le tragique

Actes Sud, 2017
Traduit du catalan par Edmond Raillard

Je proposais en mars 2020 le compte rendu du recueil de nouvelles "Quand arrive la pénombre", écrites par Jaume Cabré entre 2012 et 2016. Lecture qui m'avait conduit vers le brillant "Confiteor". 

Après mon plantage avec le roman "Consumés par le feu" (2023), où l'auteur verse dans l'extravagance et l'absurde, je me suis tourné vers le "Voyage d'hiver", nouvelles écrites et remaniées entre 1982 et 2000. J'y ai retrouvé le Jaume Cabré inventif, lucide et désenchanté.

Je pourrais rédiger un billet similaire à celui de "Quand arrive la pénombre", tant les deux recueils de nouvelles présentent des traits communs, comme le mal instrumentalisé et la noirceur des âmes humaines, derrière lesquels œuvre un écrivain ingénieux et quelquefois malicieux. Chez Cabré, au long des nouvelles du même recueil, il arrive que des personnages, œuvres d'art, objets, arias, réapparaissent, de sorte que les textes se font écho :
"Je pensais que j'étais en train d'élaborer un recueil de récits totalement indépendants, car les atmosphères de chaque histoire réclamaient cette indépendance à grands cris. Mais le seul fait de les travailler, pendant ces derniers mois, dans une même durée, m'a permis de voir les fils, certains secrets et d'autres plus évidents, qui les relient tous entre eux." [Jaume Cabré - Épilogue p.288] 

L'écrivain catalan, inquiet des dérives humaines, est un érudit qui trouve un refuge dans l'art. Cet ouvrage montre combien il accorde de la valeur à la musique (Schubert) et la peinture ("Le philosophe" de Rembrandt). Comme si l'implication de l'art mettait un baume sur les drames et vilenies qui sont contés.
Philosophe en méditation - Rembrandt (1632)

Apprécier la saveur des textes de Jaume Cabré implique une inclination, non seulement pour le spleen, comme je l'ai lu dans une critique [Ouest-France], mais pour regarder lucidement la réalité, parfois cruelle et abjecte, des actions humaines, qu'elles soient délibérées ou accidentelles. 

Pour décrire la teneur de ces quatorze textes, je renvoie vers Marie-Pierre Fiorentino ("La Cause Littéraire") qui en donne un élégant aperçu

Un des fils rouges du livre est le "Winterreise" D.911 [Voyage d'hiver] de Franz Schubert, cycle posthume de 24 lieder pour piano et voix, inspiré d'un livre de poèmes de Wilhem Müller au titre éponyme
Ian Bostridge, ténor anglais, a écrit "Le voyage d'hiver de Schubert" (2021) où il dissèque cette œuvre du compositeur autrichien dont il est un interprète majeur. 
On rencontre encore une biographie de Schubert intitulée "Voyage d'hiver", dont un improbable Gaston Laforgue serait l'auteur, mais je devine une farce de Cabré, qui attribue même à ce quidam l'épigraphe de la nouvelle "Poussière". [Extrait à venir]
Dans "Deux minutes", un protagoniste fredonne un fragment d'on ne sait quel lied de Winterreise. 
Dans le texte éponyme "Winterreise", Zoltán Wesselényi pleure en écoutant son amour Margherita chanter "Gutte Nacht", premier lied du cycle D.911.

Dans l'Épilogue, Jaume Cabré expose la genèse de son travail, assortie de pénétrantes réflexions :
"Les personnages des nouvelles, comme leurs histoires, se fondent beaucoup sur ce qu'on n'a pas pu dire d'eux, mais qui est là." [p.288]
L'écriture est soigneusement élaborée et demande de ne sauter ni mot ni ligne sous peine de perdre les traces semées par l'auteur. Pour ces mêmes raisons, il vaut mieux lire les nouvelles dans l'ordre du livre.

Dans un article de "En attendant Nadeau", Albert Bensoussan esquisse une analogie entre "la musique qui, à l’aube de Johann Sebastian, ne fut qu’un thème et ses variations" et la littérature avec "un sujet et ses multiples réfractions dans le cristal du récit". Bensoussan considère que les contrepoints de Cabré imposent cette conception musicale du texte dans "Voyage d'hiver" : 
"Est-ce un recueil de nouvelles, comme nous le dit l’épilogue, ou un roman polyphonique ? Les histoires se situent en divers lieux et temps, mais sous divers masques s’impose la récurrence des personnages et d’un même drame : la mutilation et l’humiliation, la frustration et l’échec, l’impuissance et la mort pour prix de la vie."

7 commentaires:

  1. J'aime beaucoup l'illustration. Les recueils de nouvelles donnent souvent l'impression d'un roman soit qu'on y retrouve les personnages, mais le plus souvent une trame thématique qui se déroule à partir des différentes histoires., "un sujet et ses multiples réfractions dans le cristal du récit" (très jolie métaphore).

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    1. Albert Bensoussan est un auteur prolifique et talentueux. J'ai allongé mon modeste billet avec ses propos qui disent mieux que quiconque le faufil des recueils de certains nouvellistes, Cabré figurant un excellent modèle de la "polyphonie des encres".

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  2. Ahh, je ne suis pas du tout "nouvelles". Je les évite le plus souvent. C'est un format dont je ne tire pas beaucoup de satisfaction (sauf celles de Salinger)

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    1. Ah, en ce cas... Salinger fait partie de mes nouvellistes préférés, malgré sa maigre production.

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  3. Je n'ai jamais lu cet auteur espagnol mais j'ai bien souvent écouté Schubert. D'ailleurs, vous me donnez envie de le réécouter dans l'instant... Merci !

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    1. Schubert, alors ! Bonne écoute et bonne semaine.

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    2. Merci ! Le temps passe vite, donc je vous dis : Bon week end !

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