23 septembre 2024

La rencontre des enfants

" « Je ne sais même pas qui vous êtes », dit-elle enfin.

Elle prononçait chaque mot d’un ton uniforme, en appuyant de la même façon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier… Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin.

« Je ne sais pas non plus votre nom », répondit Meaulnes.

Ils suivaient maintenant un chemin découvert, et l’on voyait à quelque distance les invités se presser autour d’une maison isolée dans la pleine campagne.

« Voilà la “maison de Frantz”, dit la jeune fille il faut que je vous quitte… »

Elle hésita, le regarda un instant en souriant et dit :

« Mon nom ?… Je suis mademoiselle Yvonne de Galais… »

Et elle s’échappa.

La « maison de Frantz » était alors inhabitée. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu’aux greniers par la foule des invités. Il n’eut guère le loisir d’ailleurs d’examiner le lieu où il se trouvait : on déjeuna en hâte d’un repas froid emporté dans les bateaux, ce qui était fort peu de saison, mais les enfants en avaient décidé ainsi, sans doute et l’on repartit.

Meaulnes s’approcha de Mlle de Galais dès qu’il la vit sortir et, répondant à ce qu’elle avait dit tout à l’heure :

« Le nom que je vous donnais était plus beau, dit-il.

– Comment ? Quel était ce nom ? » fit-elle, toujours avec la même gravité.

Mais il eut peur d’avoir dit une sottise et ne répondit rien.

« Mon nom à moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis étudiant.

– Oh ! vous étudiez ? » dit-elle.

Et ils parlèrent un instant encore. Ils parlèrent lentement, avec bonheur – avec amitié. Puis l’attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiète. On eût dit qu’elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s’en effarouchait à l’avance. Elle était auprès de lui toute frémissante, comme une hirondelle un instant posée à terre et qui déjà tremble du désir de reprendre son vol.

« À quoi bon ? À quoi bon ? » répondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes.

Mais lorsqu’enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine :

« Je vous attendrai », répondit-elle simplement.

Ils arrivaient en vue de l’embarcadère. Elle s’arrêta soudain et dit pensivement :

« Nous sommes deux enfants nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le même bateau. Adieu, ne me suivez pas. » "

À contre-courant de la rentrée littéraire, des prix et tout ça, vous souvient-il de ce livre d'un temps désuet, romanesque, entre fantastique et réalisme ? Je ne l'avais jamais lu et il m'a complètement charmé. Plus envoûtante que prosaïquement romantique, l'histoire inscrit le merveilleux dans lé réel ; elle totalisait à la fin du XXe siècle plus de quatre millions d'exemplaires vendus en format de poche, non loin du "Petit Prince" ; l'ouvrage unique d'Alain-Fournier (1886-1914) est entré à "La PLéiade" en 2020.

Pour aller plus loin, l'étude "Le Grand Meaulnes, un conte bleu réaliste ?" y porte un regard approfondi et le voit comme :
    un roman de terroir 
    un roman autobiographique 
    un roman onirique 
    un roman d'aventures 
    un roman d'adolescence

J'ai eu recours une nouvelle fois à une enchanteresse version audio, discrètement illustrée musicalement ("litteratureaudio.com" - Donneuse de voix : Pomme - 8 heures d'écoute).


12 commentaires:

  1. Quand j'étais jeune, une bibliothécaire s'était beaucoup moquée de moi parce que je croyais que Alain était le prénom et Fournier le nom. Des décennies plus tard, je sens encore l'humiliation. Tout le monde n'est pas capable de partager son savoir sans rabaisser l'autre... :-) La pauvre.

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    1. En tout cas, si vous avez noté l'absence de tiret entre Alain et Fournier dans mon compte rendu, merci de votre élégance (j'ai corrigé).
      Nous n'estropierons plus à l'avenir cet excellent Henri-Alban.
      Notez que dans mes pragmatiques biblis, "Le Grand Meaulnes" figure aux lettres "FOURNIER" ou "FOU(R)".

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  2. Souvenirs... Avoir vu le film lors de sa sortie; avoir visité le château de la chapelle d'angillon et , allongée, avoir eu une lecture d'extraits la nuit en forêt (le groupe d'après a eu droit aux cerfs bramant, c'était la période)

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    1. Le film, je l'ai vu et en garde un souvenir flou, justement à cause de ce côté fantastique qui a pu me dérouter en 1967. Je n'ai pas eu la chance de visiter le musée Alain-Fournier ni le château.
      Merci pour ces souvenirs précis !

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  3. Le passage du fameux domaine enchanté, où Augustin rencontre Yvonne de Galais, dont il tombe éperdument amoureux ! Un roman d'apprentissage , à la fois onirique et réaliste, qui a captivé plusieurs générations.
    Merci christw, de nous avoir remis en tête ce livre culte, qui a toujours sa place aujourd'hui.

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    1. Vous en avez gardé le souvenir de cette rencontre... Je ne suis pas près d'oublier cette scène que je revois dans un flou artistique un peu «confiture» mais si doux.
      Je suis content, Antoine, que vous le trouviez encore à sa place de nos jours ; pour tout dire, j'ai hésité à publier ce billet.

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  4. Un roman lu "pour l'école" que je relirais volontiers. Merci aussi pour l'entrée en automne avec le "feu" d'Andrée Chedid. Bonne semaine à vous.

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    1. Si vous avez du temps, n'hésitez pas à relire cette pépite.
      Et merci de saluer l'automne !

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  5. j'ai fait connaissance avec ce roman par l'intermédiaire d'une dictée, je détestais les dictées mais le texte de celle là m'a enchanté, j'étais en sixième et j'ai débusqué le livre à la bibliothèque du collège, quand je l'ai rendu le prof responsable m'a gratifié d'un " y avez vous compris quelque chose ?" je confirme les profs peuvent être humiliant
    j'avais passé un moment magique, c'est un des premiers livres de poche que j'ai acheté quelques années plus tard, je l'ai fait lire à mes trois filles, à mes petits enfants, certains ont adoré d'autres non
    moi je reste adepte et je l'ai relu il n'y a pas très longtemps

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    1. Bravo, chère Dominique, de défendre ce beau roman indémodable !
      Et quel plaisir de lire les circonstances qui vous ont conduit au Grand Meaulnes.

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  6. Quel plaisir de relire cet extrait, pas oublié mais si loin dans ma mémoire.
    Et puis...
    Je viens d'écouter le premier chapitre, très agréable écoute en effet, un tout grand merci Christian.

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    1. Merci de vos précieux avis, bonne soirée Colette.

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