14 novembre 2024

Ivette, féministe médiévale

Le Livre de Poche, 2009 (178 pages)

Ivette (1158-1228), dite aussi Juette, vivait à Huy, petite ville belge sur la Meuse, à une trentaine de kilomètres en amont de Liège. L'abbaye de Floreffe, où elle repose aujourd'hui, se situe à 40 kilomètres de Huy, sur la Sambre qui conflue avec la Meuse à Namur.

Me plonger dans l'histoire médiévale sur les traces d'une sainte laïque n'est pas dans mes habitudes de lecture, mais les débats historiques intenses qu'elle suscite m'ont poussé à approcher cette insoumise, outre le fait que le roman reçut maints éloges. Après quelques pages, j'ai été saisi par la plume sobre et poétique de Clara Dupont-Monod : Le Temps évoque "un style gracieux, elliptique et sensuel à la fois" ; La Libre écrit "tout d'ardeur d'âme, ce livre est œuvre de poète"

L'autrice présente le récit en alternant les monologues de Juette et de son confident, le jeune chanoine Hugues de Floreffe, captivé par cette personnalité animale, secrète, rêveuse : "Juette l'ignore, mais elle me montre l'essentiel de la religion : cette part d'enfance qu'il faut porter en soi pour se montrer confiant et s'en remettre à une puissance supérieure".

Juette rêve de légendes, de chevaliers qui sont pour elle des apôtres, de scènes de bataille, de toutes choses qu'elle nomme "ses histoires", qui semblent remonter de la Meuse vers sa demeure, à côté de l'église Saint-Mengold. Elle aime s'asseoir sous un arbre, pieds nus, les yeux rivés aux diamants scintillants du soleil sur le fleuve. Élevée dans une discipline qui vise à faire d'elle une bonne épouse, presque recluse déjà, elle est rétive aux matinées de couture, à sa mère austère qui l'examine, palpe ses membres maigrichons et la lave à seaux d'eau. 
À 13 ans, elle est mariée à un homme qu'elle ne connaît pas, qui la dégoûte, pour lequel elle doit ouvrir les jambes à la concupiscence puis au passage d'un enfant sans vie. Elle souhaite la mort de son mari dont elle eut finalement deux enfants. Un matin, elle le trouve froid et raide à ses côtés.

Elle refuse un second époux et est emmenée par son père devant le Prince-Évêque de Liège qui accepte néanmoins de la laisser vivre librement, selon son choix.

Elle se consacre, suivant les conseils de son père, à l'éducation de ses fils, mais avant tout aux soins des lépreux et au bien-être spirituel de sa communauté de femmes. Elle possède un don de conseil et d’écoute exceptionnel. Pour elle, la foi compte plus que la religion. La haine des hommes "qui ouvrent le corps des femmes" et du clergé opulent et corrompu, son combat mental avec le démon l'amènent à vivre en ermite, recluse dans une léproserie en bord de Meuse. 
"Je sais qu'en ville les détracteurs sont aussi nombreux que ses admirateurs. J'ai déjà entendu des groupes railler ses « extases ». Ce qu'ils ne savent pas, c'est que Juette n'a plus peur. Et après ? La folie est une paix comme une autre." [propos de Hugues]

L'histoire d'Ivette de Huy s'inscrit dans la lutte de l'Église romane catholique, aux 12e et 13e siècle, contre les hérésies, le mouvement vaudois, le catharisme et les communautés dissidentes comme celle que l'insoumise rassembla autour d'elle, avec ses visions et ses transes. Elle échappa toutefois aux persécutions du clergé.

Le récit de sa vie, parvenu intact jusqu'à nous, a été écrit par le religieux Hugues de Floreffe, le confident et ami.

Roman d'une grande richesse qui en dit beaucoup sur les mœurs de l'époque et qui offre, dans un écrin poétique et féministe, un vif portrait de femme.

Au plan purement historique, on peut se référer à "Dames du XIIe siècle" de Georges Duby. L'évêque de Liège actuel, Jean-Pierre Delville, a consacré une conférence aux saintes hutoises en 2023.

En couverture : Élisabeth de Hongrie par Marianne Stokes (1895)

11 commentaires:

  1. Si c'est tiré d'une histoire vraie, cela m'intéresse fort. Je pense aussi aux béguinages?
    Quant à Juette ou Ivette, je devine deux façons de lire son nom, avec l'écriture ancienne. Actuellement je m'use les yeux dans des recherches généalogiques, pas si anciennes évidemment, en France le 17 ème siècle c'est déjà bien si on ne descend pas de familles 'nobles', mais l'écriture, c'est toute une aventure!

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    1. L'histoire de Ivette/Juette romancée par Clara Dupont-Monod s'appuie sur un vraie sainte laïque qui vécut à Huy.
      Les Béguines étaient des communautés de femmes libtres, pieuses et insoumises, rassemblées en communautés laïques rebelles au mariage et aux ordres religieux. Ce fut le cas de Juette.
      Bon courage pour vos recherches généalogiques et belle journée malgré la grisaille, chez vous aussi je suppose.

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    2. Ivette ou Juette sont des variantes graphiques, I et J, V et U étant considérées comme équivalentes (wikipédia).

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  2. Concernant la forme, me dérange la taille du nom de l'écrivaine par rapport au titre, comme si ça donnait peu de force au sujet (à la "sujette") du livre ; je me demande si je suis la seule à réagir à cela.

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    1. Nous sommes en plein marketing, là ! Je suis assez d'accord avec vous et je pense que le nom de l'auteure se vend mieux que celui de la sainte laïque. Notez qu'à sa sortie grand format chez Grasset&Fasquelle, la répartition était en défaveur de l'autrice, et équilibrée sur d'autres couvertures Poche montrant la même image d'Élisabeth de Hongrie. Voyez ici : https://www.babelio.com/livres/Dupont-Monod-La-passion-selon-Juette/12738

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  3. après deux semaines de panne informatique je suis heureuse de vous retrouver
    J'aime bien le moyen âge comme environnement des romans cela nous change et puis je suis toujours curieuse d'en savoir plus sur la période

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    1. Désolé pour vos ennuis informatiques, j'avais remarqué que vous étiez absente du web depuis quelque temps. Je suis donc heureux de vous voir passer ici et partage votre sentiment sur des périodes éloignées où l'on s'aventure moins souvent.
      Bon week-end !

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  4. Ce témoignage est original, car le sujet, l’histoire édifiante d’une sainte laīque n’est pas si courant. De plus les thèmes abordés paraissent très actuels: le féminisme, l’éducation des enfants, la place des femmes dans l’église, les organisations caritatives..on peut dire que c’était une personnalité en avance sur son époque.
    Comme de surcroît, tu as noté que ce livre semble bien écrit, je comprends l’intérêt de cet ouvrage
    Merci de nous l’avoir découvrir, et bonne semaine.
    PS : Coîncidence, mon prochain article parle d’une histoire se passant au 15* siècle

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    1. En soulignant les thèmes actuels qu'aborde le livre, tu donnes des éléments essentiels du récit et leur intérêt. Merci pour cette synthèse.
      À bientôt, en route pour le 15e siècle donc.

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  5. J'en prends note, pour cette "sainte laïque" racontée par une bonne plume, aussi pour cette phrase qui résonne : "La folie est une paix comme une autre."
    Et le beau rouge de Marianne Stokes ! Merci, Christw.

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    1. On m'a demandé autour de moi ce qui m'avait poussé vers ce livre. J'aurais pu répondre, en toute franchise, mais ne l'ai pas fait (ni dans le billet), que le rouge dont Marianne Stokes pare Élisabeth de Hongrie y était pour une large part.
      Vous n'avez pas manqué de le pointer, merci d'y faire allusion.

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