25 mars 2012

Infinis - John Banville

Il est des lectures pour lesquelles on s'avance dans l'inconnu, car on ne sait rien de l'auteur ni du sujet. Les premières pages retiennent et persuadent, qui ont le goût du risque. On craint le point faible, la faille, la glissade. En vain. Puis surpris, émerveillé, on sort de l'œuvre avec la sensation d'avoir lu un grand auteur, car John Banville est de la meilleure espèce, à l'instar d'un Nabokov dont il a la sagacité et l'humour. Il s'inscrit dans la lignée de grands irlandais: Beckett, Joyce, Swift, Wilde, McCann...

Alors que certains écrivains se prennent pour le Dieu de la création, Banville confie plutôt sa narration à Hermès, le dieu bienveillant le plus proche des hommes, fils de Zeus. Les dieux de l'Olympe sont des filous facétieux qui, pour satisfaire des désirs inavouables, intègrent volontiers le corps et l'esprit des mortels en leur jouant des tours qui dévient le cours du récit avec plus ou moins de bonheur.

Adam, brillant mathématicien au seuil de la mort, spécialiste de théories à propos d'une infinité d'infinis et d'univers parallèles, survit dans un état végétatif qui ne l'empêche pas de penser, allongé dans cette vieille demeure d'Argen House où se déroule l'essentiel des événements. Sa femme, ses enfants, deux domestiques et des visiteurs, personnages magnifiquement croqués par un orfèvre des mots, interagissent pour brosser un tableau grave et ironique, sous le regard amusé, indulgent ou concupiscent de divinités olympiennes.

Le style de Banville est celui d'un maître et grâce à la brillante traduction française de Pierre-Emmanuel Dauzat, j'ai envie de risquer ce truisme que l'écriture elle-même est le corps de ce roman. Les portraits sont saisis avec des expressions atypiques savoureuses et nul autre ne décrira aussi bien un chien, un chat ou une poule que le Banville carricaturiste et observateur. J'avoue que j'ai dégusté chaque page de ce livre avec une délectation renforcée par le sevrage d'écritures cossues auquel nous contraignent, à tort ou à raison, bien des littératures aujourd'hui.



Au centre du roman, il y a la question du Moi et du Je. Ce n'est pas par hasard que Banville recourt, en la personne du père, à un mathématicien préoccupé d'univers multiples: la cohabitation d'êtres différents qui ont chacun leur perspective singulière (il n'hésite pas à faire penser le chien de la maison) en est une manifestation tangible. La question de l'identité est remise en question par l'agissement de forces d'origine céleste dans le comportement des personnages. C'est de cette manière réjouissante que ce roman intelligent questionne le monde et l'individu. On peut s'interroger sur le mélange des genres littéraires qui est pourtant assumé avec cohérence: tout se tient avec élégance et souplesse.


Citons ce passage d'une éclairante simplicité en fin de roman, alors que tous sont rassemblés autour du père moribond: "Il [Hermès] regarde le jardin crépusculaire. Un soleil fauve rampe sur l'herbe, dessinant dans son sillage des ombres pointues. Les arbres frémissent, parlant de nuit. Les oiseaux, les nuages, le ciel pâle et lointain. C'est le monde mortel. Un monde où rien ne se perd, où tout s'explique, mais où le mystère des choses est préservé; un monde où ils peuvent vivre même brièvement, même précairement, au soir défaillant du moi, solitaire et en même temps ensemble, d'une certaine façon, ici, dans cet endroit, si mourant qu'ils puissent être, mais à jamais fixés dans un instant lumineux, interminable."

John Banville (lien) est né en 1945, jounaliste et écrivain, il a publié de nombreux romans depuis 1970 dont La mer qui a obtenu le Booker prize en 2005, pour lequel il avait été cité avec Le livre des aveux en 1989. Il écrit aussi des romans policiers sous le nom de Benjamin Black. Il est un des plus importants auteurs de langue anglaise et certains critiques qualifient sa prose de virtuose. Je ne veux surtout pas les démentir.

Traduit (remarquablement) par Pierre Emmanuel Dauzat.

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