Dans quel dessein ces milliards d'olibrius que nous sommes venons-nous au monde ?
[...]
Je ne sais pas. Je ne sais fichtre rien de Dieu.
Ces deux phrases anodines de Annie Dillard, isolées parmi les deux cent vingt pages de ce livre dense et curieux, en récapitulent le ressort. Les questions irrésolues hantent chacun : l'humanité en chiffres donne le vertige, les discours des religieux, Dieu où et pourquoi, les fléaux, les drames à côté des grâces de la nature, comment les vivre ? Que sommes-nous, minuscules mais si importants à nos propres yeux ?
...si elle était parfaitement rangée, la population humaine actuellement sur terre tiendrait juste dans le lac de Windermere, dans le district des lacs.
Dans Au présent, l'Américaine a choisi d'éclater ses thèmes qu'elle présente comme une vaste mosaïque sans transition. Cette forme de zapping, qui séduira ceux qui aiment musarder, n'induit pas un sentiment de dispersion car l'auteur se maintient autour des lignes de force sans diverger. Elle chemine néanmoins sur six pistes sans rapport apparent: les nombres vertigineux liés aux générations humaines, les malformations de naissance, la pensée des Juifs hassidiques de l'est de l'Europe, une histoire naturelle du sable, les explorations paléontologiques de Teilhard de Chardin, et des nuages aussi, que certains ont voulu décrire comme pour en figer à jamais la fluidité. Au bout des quatre ou cinq chapitres, le lecteur, familier de ces thèmes, mesure qu'ils forment un tableau complexe de notre monde.
Récemment, dans la région amazonienne du Pérou, un homme a demandé à l'écrivain Alex Shoumatoff : «C'est vrai qu'on peut faire entrer toute la population des États-Unis dans leurs voitures ?»
Feuilletant Smith's Recognizable Patterns of Human Malformation, manuel d'anomalies congénitales visibles, enfants nains à tête d'oiseau ou nouveau-nés sirénomèles, elle écrit dans le même élan cette association allusive :
Page après page, se succèdent les photos en noir et blanc, de face et de profil, de bébés, d'enfants et d'adultes, nus ou en sous-vêtements. Le photographe place ces gens debout contre un mur, s'ils tiennent debout. Un quadrillage noir et blanc tracé sur ce dernier nous permet de constater le déséquilibre de leur corps.
Ligne suivante :
Degas, dans ses carnets : « Il y a, naturellement, des émotions que l'on ne peut rendre.»
Degas, dans ses carnets : « Il y a, naturellement, des émotions que l'on ne peut rendre.»
En rappelant maintes vieilles citations de rabbis et autres saints, juxtaposant faits et références bien documentés qui questionnent le monde, elle suscite l'étonnement voire l'indignation, qui conduisent naturellement à mesurer notre existence à l'aune de l'éternité ou de... l'absurdité.
Désert de Gobi |
On touchera l'âme de Annie Dillard lors de sa visite à la grotte de Bethléem. Cette croix anodine en argent sur la pierre usée, ce marbre fissuré, ces lourdes tentures de brocart, l'endroit sans présence de la naissance divine n'est que cela. Une fois dehors, elle voudrait y retourner, déceler ce qu'elle n'a pas vu, ce qu'il y aurait d'autre. Tout le livre est ce cri dans le silence. Elles sont pathétiques les gesticulations de cette femme vive et décidée, courageuse, en guerre contre toutes les fatalités, les paradoxes inadmissibles et toujours, éternellement, le silence qui ne lui répond rien. Hormis les saints bavards du hassidisme desquels elle souhaite rester proche.
Elle tient et rapporte les mots de certains qui allument quelques étoiles. Page 118, Hongren, le maître chinois de bouddhisme chan : «Travaille, travaille ! [...] Ne perds pas un instant... Calme-toi, tranquillise-toi, maîtrise tes sens. Travaille, travaille ! Contente-toi de veilles hardes, mange une nourriture frugale... feins l'ignorance, fais semblant de ne pas savoir t'exprimer. C'est le meilleur moyen d'économiser de l'énergie et cependant, c'est efficace.» Puis, page 119, « Réussite ou satisfaction personnelle ne méritent pas qu'on s 'y arrête [...]. Seule vaut l'action», écrivait Teilhard. Et certainement les paroles de Martin Buber qui pour Dillard, écrivit ses plus belles pages au tournant du vingtième siècle.
Lettre du Baal Shem Tov à son beau-frère (1748) (Source Haaretz) |
Il est sûr qu'il peut y avoir quelque ennui à lire le mécanisme des érosions naturelles et la formation des sables sous lesquels des générations reposent, comme l'armée enterrée des soldats de l'empereur Qin, qu'il peut s'entendre des soupirs à parcourir la répétition d'anecdotes du Talmud ou du Zohar. On sent néanmoins derrière tout cela un travail méthodique de recherche qui sollicite un regard, une interprétation. Comme des cartes de tarot étalées sur la table, disposées au hasard : trouvez-y un sens, une résolution.
À l'attention de ceux qui pensent que nous en savons assez sur toutes ces questions métaphysiques et existentielles, nous qui avons peut-être résolu tant bien que mal nos questionnements, je veux terminer par une pirouette personnelle : faut-il continuer de secouer le prunier, même s'il n'y a pas ou plus de fruits dessus ? Il le faut, absolument, ne fût-ce que pour entendre le bruit des feuilles qui nous tient en éveil et nous enchante quand il est sincère.
Traduction de l'anglais (États-Unis) : Sabine Porte
Traduction de l'anglais (États-Unis) : Sabine Porte
Une lecture antérieure de Annie Dillard : En vivant, en écrivant.
Autoportrait de l'auteure |
Annie Dillard est un immense écrivain. Je me souviens encore de l'éblouissement après lecture de son "Pèlerinage à Tinker Creek", acheté et conservé précieusement dans l'idée de le relire un jour...
RépondreSupprimerVraiment très heureux de vous rencontrer sur cette écrivain. Le titre que vous citez, Tinker Creek, est en projet.
SupprimerPendant ce temps je poursuis Le Goncourt Salvayre, avec la langue mixte particulièrement savoureuse de la mère. Je ressens la même spontanéité rencontrée, dans un genre plus châtié, avec "La vie devant soi" et Ajar/Gary couronné des mêmes lauriers.
Bon week-end Pascale.
"Pèlerinage à Tinker Creek" est son chef-d’œuvre, gardez-le pour la fin de la découverte... et Lydie Salvayre...
RépondreSupprimerVous êtes au cœur de pépites, ô enviable lecteur !
Bon week-end, Christian.
Il y a des traversées du désert, comme pour tout lecteur, mais là ça va ! Merci pour les conseils.
SupprimerUn livre qui paraît assez différent de ceux que j'ai déjà lus, je le note - Annie Dillard ne m'a jamais déçue. Merci pour ce billet qui attise la curiosité. Bon week-end.
RépondreSupprimerCe n'est pas un ouvrage de référence qu'il faudrait acquérir à tout prix, mais si vous le rencontrez sur votre chemin, si votre humeur s'accorde à une réflexion sur notre humanité, tentez-le absolument.
SupprimerBon dimanche, Tania.
"Tinter Creek" m'attend depuis trop longtemps, il me semble plus accessible que celui que vous citez aujourd'hui. Vous pensez vraiment "qu'à nos âges matures" on a fait le tour de la question ? Personnellement je ne le pense pas, jusqu'au bout la vie nous réserve des embûches qui poussent à s'interroger encore et encore, même si le terrain est déjà bien déblayé.
RépondreSupprimerNous n'avons certes pas fait le tour de la question, ni répondu définitivement à rien : néanmoins je pense, je ne parle qu'en mon nom, qu'à plus de soixante ans, la vie ne me réservera plus de découvertes significatives sur ce plan. Les interrogations demeurent, rangées dans le tiroir d'une sage résignation nimbée de scepticisme (rappelez vous le 3 de 1, 2, 3 Montaigne) et ne sont très réactualisées qu'à l'occasion d'un tel livre.
SupprimerQuant aux embûches qui nous jettent à terre et remettent des questionnements au jour, j'ai tendance à y trouver davantage réponse dans l'action (voir Hungren et Chardin dans l'article) et l'apaisement dans la tendresse de mes proches. La métaphysique et les questionnement existentiels sont devenus, avec l'âge, des problèmes de loisir, comme le goût de philosopher.
En relisant ceci dans deux ans, je dirai peut-être que je me trompais ?
Je comprends très bien votre point de vue.. "Tinker Creek" paraît un must de Dillard (honte à moi qui ne l'ai pas lu), mais si vous affirmez vous interroger encore et encore, je ne suis pas certain que vous ne trouverez pas "Au présent" à votre mesure.
Merci d'avoir suscité cet échange, Aifelle.
Un écrivain fétiche pour moi, j'ai tous ses livres et je les relis régulièrement, que ce soit Au présent , En vivant en écrivant mais surtout surtout Pèlerinage à Tinker Creek qui est un livre qui donne à réfléchir, à rêver, à lire pour un temps très très long
RépondreSupprimerEt je partage l'avis de Pascale à lire en dernier pour aller crescendo
Le 6 décembre 2012, vous la considériez parmi vos écrivains préférés. C'était à propos de mon billet sur "En vivant en écrivant". J'aime vraiment l'enthousiasme, le mordant et l'intelligence de cette plume-là. Je suis dans le bon tempo avant d'aborder Tinker Creek, alors !
Supprimer(Je suis un peu ennuyé car vos commentaires et ceux de Pascale vont directement dans les spam sans que j'aie jamais manifesté une quelconque méfiance : je même l'enquête... L'ennuyeux est que vous ne pouvez savoir que le commentaire est publié avant que je le débloque. Bizarre)
C'est un nom que je connais. Mais je n'ai pas encore lu. Vous m'en donnez encore plus l'envie. Ce sera chose faire quand j'aurai terminé la correspondance de Zola avec sa femme, la biographie de la femme de Zola, le dernier Olivier Truc, l'Ile du Point Némo de Roblès, La Peste et l'Etranger de Camus que je dois relire.
RépondreSupprimerBonne journée !
Je constate que nous en sommes tous au même point : les titres que nous indiquent les blogs amis sont tentants et nous les lirons quand nous aurons lu tous ceux qui sont en projets depuis les dernières résolutions. Puis il y a ceux qui nous font de l'œil au détour des rayonnages de bibliothèque ou de librairie, les ebooks qui vous tombent dessus gratuitement, etc etc...
SupprimerPuis encore, vous le dites, tous ceux que nous devons relire.
Heureusement, je crois que les livres vus sur les blogs laissent quelque trace dans notre inconscient de lecteur et c'est ceux-là que nous choisirons lorsque que nous les rencontrerons à côté d'autres titres à première vue inconnus.
Mais je parle à la troisième personne du pluriel : ce n'est qu'un témoignage personnel.
Bonne semaine Bonheur !
C'est tout à fait le genre de livre inclassable et composite que j'aime ! Merci pour ce beau billet tentateur :-)
RépondreSupprimerJe suis plutôt attiré par ce genre composite. De plus on y apprend beaucoup de choses étonnantes. Bonne semaine Margotte.
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