20 avril 2015

D'un fondamentalisme à l'autre

La trahison des Lumières (suite et fin)  


Guillebaud commence par replacer l'église au milieu du village – pardonnez-moi l'expression : la laïcité bien comprise – invention française[1] et fruit d'un douloureux combat – est le seul accommodement raisonnable entre le religieux et le politique, la seule manière de garder à distance toute tentation cléricale et théocratique en garantissant à chacun la liberté de croire. Le religieux, soumis à une subjectivité, celle des cas de conscience, celle de la croyance, est maintenu en retrait de l'exécutif. L'impossibilité de régner délibérée (1990) du roi Baudouin en Belgique rappelle l'acuité de cette question. 

Ceci ne légitime pas l'athéisme combattant et dénonciateur qui n'est jamais que l'image inversée de l'intransigeance bigote. C'est une fausse vertu démocratique, ainsi que le rationalisme érigé en dogme ou en préjugé. Guillebaud cite le chercheur Henri Atlan, juif pratiquant, qui juge indéfendables les thèses réductionnistes des néo-scientistes (l'«homme neuronal» de Jean-Pierre Changeux) et qui lui semble plus proche de la volonté d'élucidation tolérante des Lumières. De même le sociologue Jacques Ellul et sa foi subversive, le philosophe René Girard et son optimisme anthropologique, le physicien Bernard d'Espagnat et sa modestie épistémologique, tous ces gens lui semblent plus respectueux de l'héritage des Lumières que les perroquets de l'antichristianisme contemporain.
Buddha assis méditant, dhyana mudra Extrême-Orient, Ve siècle © BPK, Berlin, Dist RMN - © Jürgen Liepe

On se demande parfois si la parole «branchée» se rend très bien compte des idées «libérées» qu'elle manipule sans précaution, poursuit Guillebaud. En effet, la sensibilité antireligieuse et antichrétienne, le culte des forts et des gagnants, le cynisme matérialiste qui habitent le «parti unique médiatique» font songer à Nietzsche : «Le religieux conduit à l'émasculation. [...]. Tout est acceptable qui procure la jouissance, tout est condamnable qui génère la souffrance.»[2] 

Mais tout ceci n'autorise aucune excuse au cléricalisme ni aucune compréhension pour le fanatisme sacré. La volonté de réinventer des traditions perdues, l'entreprise de «refabrication du passé » sont grosses de tentations totalitaires. Des intellectuels musulmans tel le philosophe Daryush Shayegan contestent la convocation abusive et manipulatoire de la tradition islamique. Car les fondamentalistes rejettent des interprétations éclairées comme celles de Avérroès, relèguent dans l'ombre Ibn Khaldoun au profit d'un traditionaliste syrien comme Ibn Taymiyya. On voit là une volonté d'en revenir à un «en déça» de la pensée islamique, l'équivalent, en somme, d'une trahison des Lumières transposée à l'Islam. 

Bref, tandis que l'Occident trahit ses valeurs fondatrices, l'Islam s'appuie sur des interprétations erronées. 
Le roi couronné reçu par le Prophète, v. 1800, Iran. © The Art Archive / Ashmolean Museum / AFP Photo

La foi est une affaire privée, personnelle. Pas un hobby, lorsqu'elle existe, elle gouverne la vie entière. Elle a des choses à dire , des exigences à faire valoir. Guillebaud rappelle que le dialogue qu'elle poursuit depuis des siècles avec l'athéisme a connu des périodes moins sottes qu'aujourd'hui. Il trouve un certain  profit à relire Cité de Dieu (de Saint-Augustin pour répondre aux critiques des païens qui rendaient les chrétiens responsables de la chute de Rome en 410), un peu de sérénité à relire Maître Eckart (qui dialogue avec Sénèque, Aristote, Cicéron et Platon, appelés par lui «maîtres païens du passé»), un peu d'humilité dans la quête spirituelle authentique de Saint-Jean de la Croix. Ces deux derniers furent persécutés par leur Église, faut-il le rappeler. Mais la foi relève de la sphère privée.

Ce qui l'est moins, selon Guillebaud, serait l'interprétation de ce signal qui clignote partout dans le monde, ressuscite des Églises persécutées, favorise là des messianismes fanatiques ou des illuminismes sectaires, fait éclore là-bas des mysticismes new age, mais enflamme tout autant les paroisses populaires d'une Amérique latine «regano-thathchérisée» ou les banlieues d'une Afrique clochardisée. Étrange piété planétaire, qui coïncide, en Occident du moins, avec un effondrement des institutions religieuses et une ruine des pratiques. Oui, étrange requête, comme si la modernité se trouvait tenaillée par le sentiment de sa propre incomplétude... [...]. Cette question de la croyance religieuse, depuis la fin du siècle passé,  ne doit pas être accueillie avec un effroi  accusateur ni avec des sarcasmes bêtas.
Ce qui n'invite pas à confondre le désarroi des croyants avec le fanatisme des idéologues de l'islam, le christianisme américain avec les illuminés de certaines «Églises», le judaïsme avec les rabbins furieux du parti Kach, le protestantisme avec les télévangélistes de la côte ouest ou la sagesse des Upanishad avec les communalistes fascistes du parti Hindtva.
Outrage à Jesus Roi - Prédelle 12 © Arcabas

Cornélius Castoriadis, résolument agnostique : Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas et n'aurait pas pu se créer lui-même : des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent surgir d'eux-mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables.
De là Guillebaud cite, peut-être un peu vite, René Girard : ce qui tient l'Occident encore debout, c'est ce qui reste en lui de judéo-christianisme.  Il reconnaît que cette profession de foi est récusable. Quelle est la part d'héritage culturel, religieux et d'imitation dans l'honnêteté des gens ? 

La conclusion du sujet se relie bien au thème central, trahison d'un héritage éclairé, qui a occupé nos quatre retours sur ce livre : Guillebaud veut surtout indiquer que s'il est urgent de résister aux fondamentalismes religieux – le livre date de 1995, cela reste trop vrai en 2015  –, la pire méthode serait de ne leur opposer qu'un fanatisme athée dont le vingtième siècle a montré le «savoir-faire»
Sans titre, Nâsser Seyfi, Musée des Arts Imâm ’Ali
© Le revue de Téhéran

Nous ne répondrons pas ici et maintenant à toutes les questions soulevées dans ces billets, mais convenons qu'il y a matière à se passionner avec ceux, dont c'est le métier de chercheur ou de penseur, qui contribuent honorablement à y apporter des réponses. J'espère surtout avoir communiqué autour de moi un peu de cette passion.


[1] L'auteur semble faire bien peu de cas des anciens Marc-Aurèle et Épicure, des anglo-saxons John Locke, Madison ou Thomas Jefferson.
[2] Très abruptes, il conviendrait, me semble-t-il de dégrossir ces phrases tirées de La sculpture de soi (1993) de Michel Onfray en les situant dans le contexte de l'ouvrage.

[Les passages en italique sont des citations du livre]

2 commentaires:

  1. Vous lire est passionnant ; les sujets abordés sont complexes, merci de nous les synthétiser de manière claire et compréhensible. C'est le genre de livre auquel on peut se référer régulièrement, selon les thèmes traités, me semble-t'il.

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    1. Pour ce genre de livre-là, le blog joue pour moi un double rôle utile. Il me contraint à comprendre bien le sujet traité (que de bons livres lus avec attention dont il me serait impossible d'encore dire un mot...!), même si il est un peu plus fouillé, et surtout de le rendre de façon synthétique pour les personnes qui me lisent. Du coup, je retiens mieux le thème et dispose d'un bon aperçu qui suffit à me remettre en tête les idées développées,quitte à retourner au livre si nécessaire. En outre je permets aux autres d'en profiter s'ils le veulent ! Et me voilà le plus heureux des hommes, d'autant que l'un(e) ou l'autre, comme vous, me dit s'y être intéressé.

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