1 novembre 2015

La madeleine et le savant


La psychologie cognitive est la science qui explore les processus mentaux de la mémoire, de l'attention et de la perception, du langage, du raisonnement, bref toutes fonctions qui se rapportent à la cognition. Elle néglige l'introspection, jugée non fiable, et fait appel à des tests expérimentaux rigoureux. Aux fins de décrire comment évolue cette discipline, ses réussites, ses atouts à côté à l'imagerie médicale de plus en plus performante, André Didierjean convie un fin observateur de l'esprit humain : Marcel Proust. 

L'écrivain a parfois rejoint les conclusions de la psychologie cognitive, même si les avancées de celle-ci sont allées bien au-delà et ont permis, un siècle plus tard, la compréhension de nombreux mécanismes de l'esprit. Les comportements décrits par Proust illustrent bien les processus mis en lumière par les études et, cerise sur le gâteau, le plaisir proustien accompagne la promenade à la façon d'œuvres d'art qui enrichissent les textes des beaux livres.
Seule petite nuance à ce menu prometteur : alors qu'une image, un dessin, une photo illuminent d'un coup d'œil une démonstration technique, tout extrait illustratif de Proust requiert une démarche, un déplacement du type de lecture, moins instinctif que la visualisation d'une image. L'explication scientifique et La Recherche recourent en effet à des formulations différentes et ont des objectifs très éloignés. L'auteur précise toutefois pour rassurer les hésitants : "...le lecteur pourra, selon son humeur du moment, lire les développements de psychologie sans lire les citations, et bien sûr lire les citations sans lire le reste.

Le livre reprend en tout une quarantaine de citations. Exemple : tout lecteur confirmé de La Recherche, à l'évocation de "Où les avais-je déjà regardés ?... N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un rêve de la nuit précédente... je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter..." se rappelle le passage des trois arbres qui paraissent familiers au narrateur dans "À l'ombre des jeunes filles en fleurs", sans qu'il puisse jamais les resituer. Le passage vient à point pour appuyer les développements de Didierjean sur la mémoire à long terme. Celle-ci utilise deux mécanismes, la familiarité et la remémoration (recollection), dont la faillite suscite le fameux «sentiment de déjà-vu», le plus souvent rencontré entre vingt et quarante ans selon les études.

Personnellement, j'ai choisi de lire "La madeleine et le savant" de façon séquentielle, alternant donc les propos qui relèvent de l'expérimentation (la voix de la science) et celles qui tiennent de l'impression (la voix de Proust), jetant un pont entre science et littérature ainsi que l'auteur l'a témérairement entrepris. Je pense néanmoins qu'une méthode efficiente et commode serait d'assimiler entièrement le contenu technique de chaque chapitre, avant de revenir lire les citations de Proust qu'il contient.

André Didierjean - © Livres hebdo - Photo E. Marchadour, Seuil

À eux seuls, les tests auxquels sont soumis des volontaires pour étayer les enseignements de la discipline sont d'une ingéniosité étonnante et mériteraient qu'on y consacre un billet. Un exemple d'expérience simple.


Pour apprécier les facteurs qui influencent la qualité de mémorisation, les chercheurs soumettent trois groupes de personnes à une expérience spécifique à chaque groupe. Pour le premier, il s'agit de faire défiler une série de mots pour demander s'ils sont en majuscules ou pas. Si on lit CHAT, la réponse est donc oui. Dans le second groupe, la question porte sur la sonorité des mots : le mot CHAT rime-t-il avec Espagne, par exemple. Dans le troisième groupe, il s'agit de porter un jugement sur le sens : ainsi, si le mot présenté est CHAT, on demande s'il s'agit ou pas d'un animal. Dans l'étape suivante, l'expérimentateur demande aux participants des trois groupes de reconnaître parmi une liste de mots ceux auxquels ils ont été confrontés dans le test précédent. 

L'expérience montre que les pourcentages de mots reconnus diffèrent selon les groupes : 15% des mots vus dans l'expérience des majuscules sont reconnus, la moitié des mots le sont pour le second groupe et 81% dans le groupe qui a dû s'interroger sur le sens des mots. [*]

Conclusion, il vaut mieux comprendre la leçon qu'on révise pour la retenir bien. La plupart des gens arriveraient intuitivement à cette affirmation sans passer par cette expérience qui demande beaucoup de moyens, mais ce test est exemplatif de la méthodologie obligée pour l'établissement d'enseignements valides aux yeux de la psychologie cognitive. 

Au moment d'aborder les principaux travaux décrits dans le livre, je m'aperçois que l'article est déjà bien long, j'y reviendrai dans un prochain jour.

[*] Travail de Craik et Tulving en 1975.

15 commentaires:

  1. Inépuisable Proust.... Je note cette référence et je verrai si le livre est dans ma nouvelle médiathèque.
    Bon dimanche !

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    1. J'espère que vous l'y trouverez. Le livre fourmille de révélations amusantes et pleines d'enseignements sur nos fonctionnements mentaux que Proust décrivait avec tant d'intuition.
      Bon dimanche !

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  2. Tous les livres de réflexion sur la mémoire sont bons à prendre, ce mécanisme est fantastique dans sa richesse et sa diversité j'espère que la médiathèque va l'acheter

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  3. Décidément vive ma médiathèque je l'ai mis dans mon panier virtuel pour plus tard

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    1. La mémoire constitue un des sujets du livre mais il est loin d'être le seul, comme vous le découvrirez dans le prochain billet. Les processus cognitifs comprennent aussi les raisonnements, la sensation d'être qui on est, les perceptions fausses, etc...tout cela subissant des influences parfois très étonnantes des états émotifs.
      Bonnes lectures et une bon dimanche de Toussaint !

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  4. Comprendre pour mieux retenir, sans doute,cela se confirme.
    Mais on dit que les gens qui ont une mémoire d'éléphant procèdent souvent par association pour retenir toutes sortes de choses, des nombres, des noms, et je me demande si dans ce cas, c'est par l'organisation même de ces associations qu'ils y mettent du sens. (Merci pour le lien.)
    La suite m'intéresse - et l'essai aussi, forcément.

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    1. Ce que vous soulignez fera partie de la suite, pour demain ou après. (L'exemple cité dans ce billet-ci est surtout destiné à faire comprendre comment les tests sont effectués).
      Je trouve que l'ingéniosité des expériences est sidérante, plus que tout, je crois que c'est cela qui me passionne. Mais je peux difficilement les rendre dans un billet, faute de temps et de place, car elles sont souvent compliquées et très fines.
      Bonne soirée.

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  5. Très intéressante cette manière d'aborder une technique. Voilà qui me tente, mais faut-il avoir lu Proust pour vraiment savourer l'ouvrage ?

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    1. Absolument pas : ce serait une bonne occasion de l'aborder ou de continuer à l'ignorer, puisque l'auteur l'ecrit bien, chacun prend ce qu'il veut dans le livre, selon son envie.
      Bonne journée Aifelle.

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  6. Ce livre est évidemment pour moi! Pas seulement pour Proust, mais aussi pour le côté scientifique. j'ai lu pas mal de livres de ce genre (mais pas récents) et j'ai toujours été épatée par les méthodes utilisées pour expérimenter sur les bébés (en gros, il s'agit de succion ou pas pour déceler leur intérêt ou pas; pas question de faire du mal aux bébés!) Je note!

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    1. C'est épatant, ces expériences, n'est-ce pas ?
      Il y a dans le livre quelques pages sur les bébés. Je ne me souviens pas de la succion (ça paraît ingénieux), mais du temps mis à dévisager pour établir s'ils reconnaissent ou pas les visages, ce sont des expériences «gentilles», rassurez-vous, mais laborieuses.
      Avant 6 mois, il semble que les tout petits reconnaissent aussi bien des visages de singes que d'humains. Après 9 mois, ils perdent cette faculté pour les visages simiesques, parce qu'ils n'y sont pas confrontés.
      Pareil pour distinguer les phonèmes, les bébés les reconnaissent tous, mais ils perdent vite ceux que la langue parlée n'utilise pas : ainsi les l et r chez les japonais, pour eux "lard" et "rare" c'est le même son.
      J'espère que vous trouverez plaisir si vous le lisez, Keisha, bonne soirée.

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    2. Oui, c'est bien connu, cette capacité de tous les bébés à tout prononcer correctement (et heureusement!) , capacité perdue vers un an... Dans les expériences auxquelles je faisais allusion, oui, il y a la succion, et aussi le temps passé à regarder (y compris la fin de l'intérêt du bébé qui passe à autre chose)

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    3. Les expériences sur les bébés nous en disent beaucoup sur nos potentiels perdus... C'est très intéressant en tout cas.

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  7. Une approche fort intéressante!
    Tout ce qui touche à l'esprit, la mémoire, les liens que nos esprits tissent...ou pas!
    Ainsi ai-je pu observer que les petits enfants qui parlent plusieurs langues n'en ont pas conscience. Si on leur demande "comment tu dis ça en anglais", il ignorent le sens de la question. Ils répondent dans la langue qu'on leur parle, et les langues sont rattachées à une personne...
    Je suis sûre que ce livre me/nous plaira beaucoup.
    Merci, bonne journée.

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    1. Il y a des comportements chez les petits enfants qui paraissent tellement curieux, j'ai été étonné de trouver dans le livre à quel point le tout petit peut difficilement imaginer qu'un autre puisse avoir un autre point de vue que lui. Ce n'est qu'après 4,5 ans qu'il intègre le fait que c'est l'esprit qui crée une interprétation de ce qu'il voit.Ceci concourt peut-être, je ne sais pas, à comprendre votre pertinente remarque.
      Bonne journée Colo.

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