Le temps affectif
On a vu dans la première partie de la synthèse que Faulkner casse le temps et brouille les morceaux du récit. Dans un roman normal, il y a un récit avec un nœud, l'assassinat du père Karamazov chez Dostoïevski par exemple. Dans la critique littéraire sur "Le Bruit et la Fureur" ["Situations I", juillet 1939], Sartre écrit que dans ce roman, où Faulkner va au bout de son art, "rien n'advient, l'histoire ne se déroule pas : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène". Il ne s'agit pas d'un simple exercice de virtuosité, une technique renvoie à la métaphysique du romancier et il appartient au critique de la dégager.
Le temps de Faulkner n'est pas le temps horloge : dans le monologue de Quentin, "Le temps reste mort tant qu'il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n'y a que lorsque le pendule s'arrête que le temps se remet à vivre." [Folio n°162, p110]. Quentin brise sa montre et on accède au temps sans horloge où se découvre le présent, c'est-à-dire "l'événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable", somme perpétuellement recommencée. Le présent est aussi enfoncement pour Faulkner, comme si l'écrivain se sentait "frôlé par des jaillissements figés qui pâlissent, reculent et s'amenuisent sans bouger".
"Dans "Le Bruit et la Fureur", tout se passe dans les coulisses : "Rien n'arrive, tout est arrivé". De sorte que les personnages ne pensent jamais «je suis» mais «j'étais». Sartre use d'une très belle image pour expliquer la vision du monde de Faulkner, "celle d'un homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière". Autre figuration, le roman faulknérien est un avion confronté à des trous d'air : "à chaque trou la conscience du héros «tombe au passé» et se relève pour retomber".
L'homme serait donc un total sans avenir, "le présent n'est qu'une rumeur sans loi, qu'un futur passé".
Le temps de Faulkner n'a donc rien à voir avec la chronologie, c'est un temps affectif. Le présent qui se déroule ne devient pas automatiquement le plus proche de nos souvenirs, car sa densité et son intensité dramatique décident de son niveau.
J'insère ici un extrait de "Sanctuaire" révélateur de la négation du temps horloge par Faulkner : "Les stores battaient constamment dans les fenêtres, avec de légers grincements. Temple perçut pour la première fois le bruit de la pendule. Elle était posée sur la cheminée, dominant un foyer rempli de tortillons de papier verts. Elle était en porcelaine à fleurs portée par quatre nymphes, également en porcelaine. Son unique aiguille, en forme d’arabesque et dorée, était arrêtée à mi-chemin entre le dix et le onze, comme si le cadran, vide par ailleurs, eût voulu affirmer, sans équivoque possible, qu’il n’avait rien de commun avec le temps." [Folio n°231, p184, trad. M. Gresset]
L'homme sans avenir ?
Mentionnant le temps perdu et reconquis, Sartre établit un rapprochement entre Faulkner et Proust. La différence est que chez Proust, la solution se trouve dans la réapparition intégrale du passé, alors que pour l'Américain, le passé est toujours là, comme une obsession. Selon Sartre, la technique de Proust aurait pu être celle de Faulkner : ce dernier est un homme perdu et pour cela il ose aller au bout de sa pensée. À l'opposé "'l'éloquence, le goût des idées claires, l'intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie." [on retrouve "Jusqu'à Faulkner" de Bergounioux].
Un phénomène littéraire a marqué les auteurs de l'époque tels que Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf : ils ont tenté de mutiler le temps, certains en le réduisant à "l'intuition pure de l'instant" (sans avenir ni passé), d'autres en en ont fait une "mémoire morte et close", comme Dos Passos, alors que Proust et Faulkner lui ont ôté son avenir. Sartre poursuit : "L'homme passe sa vie à lutter contre le temps et le temps ronge l'homme comme un acide, l'arrache à lui-même et l'empêche de réaliser l'humain" et de citer Macbeth : "La vie est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien".
Le philosophe français, s'il admire l'art de Faulkner, ne le suit pas au plan philosophique, car le temps de l'homme est-il sans avenir ?
Regardez une tasse de café, vous n'en voyez pas le fond mais il est au bout d'un mouvement que n'avez pas encore fait : cette tasse "étale toutes ses qualités dans le futur". La moindre action que vous faites n'a de sens que si "vous projetez son achèvement hors d'elle, dans le pas-encore". Car, explique Sartre, "[...] la nature de la conscience implique qu'elle se jette en avant d'elle-même dans le futur ; on ne peut comprendre ce qu'elle est que par ce qu'elle sera, elle se détermine dans son être actuel par ses propres possibilités : c'est ce que Heidegger appelle «la force silencieuse du possible»." Pour Sartre, "l'homme est moins la totalité de ce qu'il a que la totalité de ce qu'il n'a pas encore, de ce qu'il pourrait avoir".
"L'absurdité que Faulkner trouve dans la vie humaine, je crains qu'il ne l'y ait mise d'abord. Ce n'est pas qu'elle ne soit absurde : mais il y a une autre absurdité", conclut le philosophe, en s'interrogeant sur le pourquoi de cette détresse chez tant d'auteurs de ce temps. L'explication réside dans l'époque : "Pour lui, comme pour nous tous, l'avenir est barré" [Sartre écrit cela en 1939; les grands romans de Faulkner viennent vers 1930], car un cataclysme s'annonce qui n'autorise pas de concevoir un changement des conditions sociales : "Nous vivons au temps des révolutions impossibles."
Les hypothèses sur les raisons de la métaphysique désespérée de Faulkner n'engagent que l'écrivain français, mais il faut convenir que peu s'y sont risqués parmi ceux qui décryptèrent l'œuvre, ce qui amplifie leur intérêt.
On a vu dans la première partie de la synthèse que Faulkner casse le temps et brouille les morceaux du récit. Dans un roman normal, il y a un récit avec un nœud, l'assassinat du père Karamazov chez Dostoïevski par exemple. Dans la critique littéraire sur "Le Bruit et la Fureur" ["Situations I", juillet 1939], Sartre écrit que dans ce roman, où Faulkner va au bout de son art, "rien n'advient, l'histoire ne se déroule pas : on la découvre sous chaque mot, comme une présence encombrante et obscène". Il ne s'agit pas d'un simple exercice de virtuosité, une technique renvoie à la métaphysique du romancier et il appartient au critique de la dégager.
Le temps de Faulkner n'est pas le temps horloge : dans le monologue de Quentin, "Le temps reste mort tant qu'il est rongé par le tic-tac des petites roues. Il n'y a que lorsque le pendule s'arrête que le temps se remet à vivre." [Folio n°162, p110]. Quentin brise sa montre et on accède au temps sans horloge où se découvre le présent, c'est-à-dire "l'événement qui vient sur nous comme un voleur, énorme, impensable", somme perpétuellement recommencée. Le présent est aussi enfoncement pour Faulkner, comme si l'écrivain se sentait "frôlé par des jaillissements figés qui pâlissent, reculent et s'amenuisent sans bouger".
"Dans "Le Bruit et la Fureur", tout se passe dans les coulisses : "Rien n'arrive, tout est arrivé". De sorte que les personnages ne pensent jamais «je suis» mais «j'étais». Sartre use d'une très belle image pour expliquer la vision du monde de Faulkner, "celle d'un homme assis dans une auto découverte et qui regarde en arrière". Autre figuration, le roman faulknérien est un avion confronté à des trous d'air : "à chaque trou la conscience du héros «tombe au passé» et se relève pour retomber".
L'homme serait donc un total sans avenir, "le présent n'est qu'une rumeur sans loi, qu'un futur passé".
Le temps de Faulkner n'a donc rien à voir avec la chronologie, c'est un temps affectif. Le présent qui se déroule ne devient pas automatiquement le plus proche de nos souvenirs, car sa densité et son intensité dramatique décident de son niveau.
J'insère ici un extrait de "Sanctuaire" révélateur de la négation du temps horloge par Faulkner : "Les stores battaient constamment dans les fenêtres, avec de légers grincements. Temple perçut pour la première fois le bruit de la pendule. Elle était posée sur la cheminée, dominant un foyer rempli de tortillons de papier verts. Elle était en porcelaine à fleurs portée par quatre nymphes, également en porcelaine. Son unique aiguille, en forme d’arabesque et dorée, était arrêtée à mi-chemin entre le dix et le onze, comme si le cadran, vide par ailleurs, eût voulu affirmer, sans équivoque possible, qu’il n’avait rien de commun avec le temps." [Folio n°231, p184, trad. M. Gresset]
L'homme sans avenir ?
Mentionnant le temps perdu et reconquis, Sartre établit un rapprochement entre Faulkner et Proust. La différence est que chez Proust, la solution se trouve dans la réapparition intégrale du passé, alors que pour l'Américain, le passé est toujours là, comme une obsession. Selon Sartre, la technique de Proust aurait pu être celle de Faulkner : ce dernier est un homme perdu et pour cela il ose aller au bout de sa pensée. À l'opposé "'l'éloquence, le goût des idées claires, l'intellectualisme ont imposé à Proust de garder au moins les apparences de la chronologie." [on retrouve "Jusqu'à Faulkner" de Bergounioux].
Un phénomène littéraire a marqué les auteurs de l'époque tels que Proust, Joyce, Dos Passos, Faulkner, Gide, V. Woolf : ils ont tenté de mutiler le temps, certains en le réduisant à "l'intuition pure de l'instant" (sans avenir ni passé), d'autres en en ont fait une "mémoire morte et close", comme Dos Passos, alors que Proust et Faulkner lui ont ôté son avenir. Sartre poursuit : "L'homme passe sa vie à lutter contre le temps et le temps ronge l'homme comme un acide, l'arrache à lui-même et l'empêche de réaliser l'humain" et de citer Macbeth : "La vie est une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien".
Le philosophe français, s'il admire l'art de Faulkner, ne le suit pas au plan philosophique, car le temps de l'homme est-il sans avenir ?
Regardez une tasse de café, vous n'en voyez pas le fond mais il est au bout d'un mouvement que n'avez pas encore fait : cette tasse "étale toutes ses qualités dans le futur". La moindre action que vous faites n'a de sens que si "vous projetez son achèvement hors d'elle, dans le pas-encore". Car, explique Sartre, "[...] la nature de la conscience implique qu'elle se jette en avant d'elle-même dans le futur ; on ne peut comprendre ce qu'elle est que par ce qu'elle sera, elle se détermine dans son être actuel par ses propres possibilités : c'est ce que Heidegger appelle «la force silencieuse du possible»." Pour Sartre, "l'homme est moins la totalité de ce qu'il a que la totalité de ce qu'il n'a pas encore, de ce qu'il pourrait avoir".
"L'absurdité que Faulkner trouve dans la vie humaine, je crains qu'il ne l'y ait mise d'abord. Ce n'est pas qu'elle ne soit absurde : mais il y a une autre absurdité", conclut le philosophe, en s'interrogeant sur le pourquoi de cette détresse chez tant d'auteurs de ce temps. L'explication réside dans l'époque : "Pour lui, comme pour nous tous, l'avenir est barré" [Sartre écrit cela en 1939; les grands romans de Faulkner viennent vers 1930], car un cataclysme s'annonce qui n'autorise pas de concevoir un changement des conditions sociales : "Nous vivons au temps des révolutions impossibles."
"La perte de tout espoir n'arrache pas la réalité humaine à ses possibilités,
elle est seulement une manière d'être envers ces mêmes possibilités".
Les hypothèses sur les raisons de la métaphysique désespérée de Faulkner n'engagent que l'écrivain français, mais il faut convenir que peu s'y sont risqués parmi ceux qui décryptèrent l'œuvre, ce qui amplifie leur intérêt.
je vais sagement mettre de coté ce billet car je compte bien reprendre la lecture de Faulkner et là il sera du coup très pertinent
RépondreSupprimerOh oui, c'est préférable de revenir la-dessus quand on est dedans.
SupprimerLà je suis dans le gros volume de Bleikasten ("Une vie en romans"), une belle biographie, mais je vais très lentement (en gourmet), lisant d'autres choses en parallèle.
Bonne soirée.
Ces deux billets sont passionnants, merci beaucoup, je les avais gardés et les lis à la suite. Et ils me donnent envie de relire "le bruit et..." ou Absalom ou Sanctuaire, peut-être. Ces romans que je n'ai pas oubliés mais qui sans doute ont une autre résonance à plus de 60 ans qu'à 35.
RépondreSupprimerBonne journée Christian.
Oui certainement, à 20 ou 30 ans, j'aurais été incapable de passer du temps dans de tels romans. Je n'ai pas (encore) lu "Absalon Absalon !" parmi ses grands livres.
SupprimerIl y a de la poésie chez Faulkner, à côté de la violence et de la noirceur. Dans ses débuts, il a fait beaucoup de textes poétiques avant de passer à la prose.
Belle journée Colette.