21 avril 2018

Enquête familiale


Le magnifique DC-2 de la KLM en couverture, qu'on imagine envolé par-dessus les nuages vers des hauteurs céruléennes, est un détail mineur de ce récit (mais quelle allure, dites !) qui m'a poussé, vertus de l'image, dans les premières lignes d'Isabelle Spaak où la curiosité s'est muée en intérêt pour une enquête familiale sur les traces de sa mère et sa grand-mère.

"Une allure folle" porte bien son titre, car la maman – Annie, Anne, Anny – c'était "De bonnes manière, une joie de vivre épatante, une allure folle, comme elle disait à propos d'autres femmes trouvées belles, beaucoup d'allant et d'élégance mais une disposition prodigieuse à tout envoyer valdinguer, ses enfants, ses maris, la bienséance, les lâches, les complaisants. Maman était ainsi, très forte et complètement démunie. Une fragilité incroyable assortie d'une fronde de risque-tout. Toujours taiseuse même si elle criait beaucoup, donnait le change, avançait à découvert, s'offrait sans calculer." Un folle allure, c'est aussi, ai-je souri, la manière nerveuse de raconter de la journaliste romancière : une sobre vivacité qui s'accorde merveilleusement à un sujet emporté par la volonté tonique de ne pas se languir.

L'événement déclencheur de l'écriture est une lettre d'Israël, du Yad Vashem, qui veut faire d'Anny une Juste pour la protection d'enfants juifs durant la seconde guerre, ce qu'ignorait complètement Isabelle Spaak. 

On sait que la mère de l'auteure, en 1981, a tué son second mari (le fils du politicien P-H Spaak) d'un coup de fusil puis s'est suicidée, ce qu'Isabelle Spaak raconte dans "Ça ne se fait pas" (prix Rossel 2004) et évacue rapidement en trois lignes dans "Une allure folle". Elle revient, en moins de deux cents pages, à l'aide de photographies, lettres et visites de lieux, sur le parcours de sa mère, de sa grand-mère Mathilde et du grand-père italien éloigné qui les entretenait. Naissance hors mariage, dame entretenue, enfant faussement reconnue, les deux femmes éteint tenues par le risque du bannissement : "Mère-fille, «fille-mère». la pirouette est facile.

Dans un entretien filmé (La Libre), l'auteure présente parfaitement le livre qu'en bonne journaliste, elle a des scrupules à ne pas classer comme roman : non une biographie mais "une digression à propos d'êtres existants". À partir des documents et des lieux, elle a dû certes raconter des moments, imaginer des dialogues, mais il serait abusif de qualifier ce texte d'œuvre d'imagination. Elle confie s'être amusée, c'est réjouissant, d'autant que son livre est une réussite, j'y ressens une femme très attachée aux traces matérielles du passé. Que laisserons-nous, pour notre part, de nos histoires à nos petits-enfants ? Où sont ces meubles qui passaient d'une génération à l'autre ? Nos lettres, nos cartes postales, nos photos? 

Ce récit m'a fait songer aux "Souvenirs pieux" de Yourcenar (hormis la manière d'écrire et la dimension du projet), à la différence qu'Isabelle a connu sa mère et la met nettement moins à distance que n'aurait pu le faire Marguerite. La fille de la leste Mathilde est désignée par "maman", tout simplement : "Et je continue de trouver vaguement ridicule et même embarrassant pour un adulte de parler de sa mère en disant «maman». Non de l'appeler «maman» en sa présence ou d'écrire ce mot. Mais de le prononcer à voix haute. Il est trop intime pour être dit. Trop précieux. Pas partageable."

L'écrivaine belge considère que son livre fait partie d'une trilogie commencée avec "Ça ne se fait pas" et poursuivie avec "Pas du tout mon genre".   


10 commentaires:

  1. J'avais remarqué ce livre à sa sortie, c'est bien que vous me le remettiez en mémoire. Le thème m'intéresse.

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    1. J'ai aimé la façon dont I. Spaak traite son sujet, prestement mais sans bâcler.

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  2. Les histoires de famille me tentent toujours et celle-ci est particulièrement romanesque. La plume de la fille semblant aussi leste que le caractère de la mère -Quel titre que ce "ça ne se fait pas"- je vais garder en tête cette trilogie en devenir. Merci Christian et bonne semaine.

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    1. Difficile de ne pas être romanesque avec de tels faits, je trouve que l'auteure a su éviter tout pathos.
      Belle semaine Annie, moins de soleil sans doute, il nous a déjà accordé un acompte sur l'été.

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  3. quelle famille, je me dis souvent qu'être "ordinaire" ce n'est pas si mal si on ne veut pas devenir président de la république!)

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    1. Il y a énormément de voies possibles, et peut-être même souhaitables, entre l'ordinaire et la présidence de la République...
      ;-)

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  4. Intéressant votre billet, et l'article interview de La Libre.
    Ne pas réduire les êtres à un seul fait, si horrible soit-il...en effet, surtout s'ils sont de notre propre famille.
    Je me rappelle de l'affaire Spaak mais ignorais l'existence de cette écrivaine qui m'attire beaucoup.
    Merci Christian, bon mois de mai!

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    1. J'ai trouvé que l'interview est une belle invitation à lire ce récit. Votre remarque est très juste, elle pointe excatement la réflexion que l'on se fait en sortant du livre, vous la formulez bien.
      Beau printemps Colette !

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  5. J'en suis restée au premier volet, merci de me rappeler la suite - et de montrer cette belle couverture ;-).

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    1. Je ferai l'inverse de vous, conquis par le second, j'irai vers le premier volet.

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