11 juin 2018

La guitare bleue


Traduit de l'anglais (Irlande) par Michèle Albaret-Maatsch 

Je pourrais introduire ce billet en reprenant mot pour mot les premières lignes de ma chronique (en 2015) du roman "Impostures" amertume lancinante, confident désabusé vêtu d'un cynisme exquis, souvenirs sensuels. John Banville ne déroge pas ici aux narrateurs consternants et un peu drôles : Oliver Otway Orme – O O O – est un peintre qui se dit barbouilleur et qui ne peint plus ; il apparaît très familier, humain si vous voulez, en dépit de la passivité flegmatique de ses ruminations solipsistes. Le bonhomme est aussi cleptomane, par jeu dirait-on, façon d'absorber le monde pour en faire, comme le peintre, quelque chose de plus coloré, vital : imaginez la quintessence à laquelle accède soudain tout objet subtilisé. 

"Un boa constrictor, c'était moi, énorme gueule grande ouverte avalant lentement, lentement, essayant d'avaler, s'étouffant sur cette énormité. Peindre, comme voler, était un effort qui n'en finissait pas d'échouer. À voler les biens d'autrui, à pondre des croûtes, à aimer Polly : les trois en définitive."

Car il y a encore une maîtresse, Polly, chipée elle aussi à son ami horloger Marcus. Et tout a basculé, Orme qui fuit la peinture veut aussi fuir Polly car Marcus a des soupçons. Gloria, mégot à la bouche, l'impassible épouse du couple défait après la mort de leur petite fille, complète le carré principal. Avec même un vieux prince comme joker. Banville maîtrise de manière très élégante, fines et brèves incises, un scénario auquel on est suspendu dès l'entame du dernier tiers de lecture. Mais autant le dire, ce n'est pas l'important car chez l'Irlandais le plaisir gît dans les digressions, vagues fantasmes, méditations sur les blessures et regrets amoureux du narrateur. Claude Fierobe l'a bien compris sur "En attendant Nadeau" : "Le sujet du livre n'est pas cette histoire-là, mais celle de l'écriture". Et c'est un régal. À ce propos, l'auteur glisse un clin d'œil dans l'extrait proposé en fin de billet (paragraphe autoréflexif dans le sens où il porte sur la manière dont le texte est écrit). 

Avez-vous jamais noté la manière dont Banville croque ses personnages ? On se réjouit d'en voir apparaître de nouveaux pour les découvrir crayonnés. Tenez : "Dodo, dont j'ai oublié le nom complet si tant est que je l'aie jamais connu – Dorothy machinchose, je présume –, c'est la compagne de ma sœur  depuis des années. C'est une petite costaude avec un étroit visage pointu de bouvreuil et un regard perçant qui vous déconcerte son monde. Une concoction de cheveux d'un blanc pur et tire-bouchonnés lui chapeaute fièrement la tête, tel un halo en sucre filé." (Hommages à la traductrice, en passant).

Les références à la peinture sont constantes et nombreuses dans "La guitare bleue" (John Banville s'y était d'abord destiné). Il invoque des toiles oû l'on retrouve ses personnages puisque l'on verra Gloria et Polly dans le (premier) "Déjeuner sur l'herbe" de Manet tandis que vous imaginerez mieux Marcus dans un autoportrait de Dürer  (l'androgyne avec les boucles fauves) ou plus âgé, dans les Christs souffrants de Grünewald. 

Et la guitare bleue ? C'est encore le mécanisme alchimique qui, comme le vol d'un objet, confère une autre intensité, "Les choses telles qu'elles sont changent sur la guitare bleue", écrivait le poète américain Wallace Stevens (épigraphe). Banville vers la fin du livre y vient : "Qui sait, le vieux barbouilleur têtu réapprendra peut-être [...], tandis que debout sur le côté, dans mon costume de Pierrot, je plaquerai des accords mélancoliques sur une guitare bleue.

Les accords mélancoliques de la phrase chez John Banville sont indiscutablement un bonheur de lecture. 

"Eh bien, me demanderez-vous avec ce sérieux qui vous caractérise, pourquoi n'ai-je pas invité Polly à gagner une des chambres, même la pièce humide et renfermée au fond de la maison que je partageais avec mes frères quand j'étais gamin, pour l'inciter à s'y déshabiller, comme elle l'aurait sans doute fait de bon cœur, si l'on peut se fier à notre récente histoire ensemble ? Voilà qui montre combien vous me comprenez peu, moi et ce que j'ai pu dire, non pas seulement ici, mais depuis le début. Ne voyez-vous pas ? Ce qui m'intéresse, ce ne sont pas les choses telles qu'elles sont, mais telles qu'elles se présentent pour être exprimées. L'expression est tout... et oh, quelle expression ! "

10 commentaires:

  1. Il n'est pas (encore) à la bibli, mais je peux me rabattre sans risque sur u n autre titre!

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    1. Ma bibliothèque est frileuse pour Banville, je n'ai jamais su m'y procurer "Le livre des aveux" par exemple. Un auteur auquel je suis attaché, certains personnages réapparaissent, une «œuvre» je trouve. Pour en tâter, "La mer" peut-être ?
      En terminant "La guitare bleue" j'ai pensé acheter plusieurs de ses titres. Et si un jour il était repris en anthologie ? Je rêve.
      PS: je n'ai pas mordu à sa série polar Benjamin Black.

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  2. De tous les livres que j'ai lus de lui, c'est celui que je trouve le plus beau, amusant, rythmé; des phrases comme des vagues qui nous poussent et nous enrobent, magnifique.

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    1. Il m'avait un peu ennuyé avec "La lumière des étoiles mortes" (même si je suis plutôt inconditionnel de l'auteur), je retrouve du Banville très en forme ici et j'ai envie, comme vous, de dire que c'est le plus beau.

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  3. Il n'est pas à la bibliothèque, mais ils ont quelques titres, dont "la mer". Et un "Benjamin Black" auquel vous n'avez apparemment pas adhéré.

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    1. Banville a quand même fait huit policiers de la série "Benjamin Black".
      Si j'ai abandonné le seul que j'aie tenté, je crois que c'est parce que c'était décevant au regard de ce je sais cet auteur capable. Mais pour être objectif, j'aurais dû achever le livre.

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  4. Je n'arrive pas à le faire acheter par les bibliothèques, quel dommage, j'adore le lire... Je vais attendre sa sortie en poche.

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    1. Ce doit être le même souci à Liège (je ne suis pas dans leurs secrets), Banville n'a que deux trois livres en rayon. Il vaut largement un achat poche.
      J'achetais souvent via Chapitre.be, depuis qu'ils ont été repris par "Le Furet du Nord", les envois ne sont plus gratuits (à partir de 20€ d'achats), dommage.

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  5. Bonjour Christw, ah c'est lui qui signe des polars sous le nom de Benjamin Black! J'en ai lu deux qui m'avait plu. Je ne connais pas ses autres romans. Je note la guitare bleue. Bonne journée.

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    1. Bonjour Dasola, vous êtes la première qui me donne un avis sur Benjamin Black. À (re)tenter donc, merci !

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