Traduction de Jean-Baptiste Rossi (anagramme de Sébastien Japrisot).
Il me vient le même regret pour J. D. Salinger (1919-2010) que pour Truman Capote (1924-1984), dommage que nous soyons réduits à trop peu de textes. L'un dévalorisé trop jeune par les drogues, l'autre volontairement muet, possédaient parfaitement cette culture de la nouvelle, typiquement américaine. [Un document (France Info, 2013) affirme que Salinger aurait laissé des instructions précises pour au moins cinq de ses livres à publier après sa mort, entre 2015 et 2020; nous n'avons rien vu.]
Il y a quelque chose de la photographie dans le genre court, une image une idée, raconter en peu de mots. Un art du joyau, recherche de pureté, d'unité. Ces neuf-ci (1953) sont de cette finesse.
Prenez "Un jour rêvé pour le poisson-banane" : à la chute, d'abord interloqué, on relit un ou deux paragraphes – puisque la bonne nouvelle veut un lecteur efficient et intelligent – et on se repasse le film, on précise le contour des personnages, on fait remonter le non-dit, ajustage, puzzle et remue-méninges et on mesure : la perle !
Le savoir-faire de l'auteur ? Dans "L'homme hilare", le narrateur adolescent fait partie d'une organisation connue sous le nom de Club Comanche. À la sortie de l'école, leur chef, un étudiant de vingt-trois ans, doux et timide, emmène les garçons dans un vieil autobus pour aller à Central Park, au musée ou faire du base-ball. Cette fois-là, l'autobus s'arrête en chemin pour charger une fille d'une beauté incomparable. On devine qu'il s'agit de la copine du chauffeur. Un peu nerveux, le chef fait signe à deux garçons, dont le narrateur, de se pousser pour faire place.
Là, je m'arrête et prends la place de l'écrivain, plume en suspens, qu'aurais-je écrit ? Quelle phrase pour marquer la charnière ? Embarras, sensualité, potacherie ? Je m'interroge quelques secondes et la suite est à la mesure du grand Salinger : "Mary Hudson s'assit entre moi et un garçon nommé Edgar quelque chose, dont l'oncle était l'ami d'un bootlegger. Nous lui laissâmes toute la place du monde. Le chef démarra en faisant une embardée d'apprenti chauffeur. Les Comanches du premier au dernier se taisaient." Chapeau bas: c'est pour ce genre de phrase qu'on aime lire.
Beaucoup de dialogues dans ces nouvelles, l'impression est parfois celle d'un babillage pour voiler un malaise sous-jacent, voire un drame. Deux petits prodiges s'illustrent dans "Teddy" et surtout l'incroyable fillette de "Pour Esmé, avec toute mon abjection" aux accents antimilitaristes.
L'atmosphère d'un New York déprimant manifesté dans "L'attrape-cœurs" (qui fit de Salinger un gourou de la révolution adolescente) trouve un écho dans ce recueil où l'on côtoie des jeunes gens bizarres et désespérés, des petits surdoués désarmants, une inquiétude permanente, discrète mais prégnante. Ces récits qui paraissent délicats, parfois ironiques, sont aussi terribles.
Reclus dans un village du New Hampshire aux États-Unis, Jerome David Salinger est mort en 2010 sans jamais avoir fait d’apparition publique. Ses proches affirment qu’il a continué à écrire jusqu'à sa mort. Perfectionniste, il aurait développé progressivement une véritable phobie des éditeurs. Le tout récent "Salinger intime" (Denis Demonpion - Robert Laffont, 2018) apporte peut-être quelque éclairage sur la vivifiante marginalité de ce misanthrope.
Reclus dans un village du New Hampshire aux États-Unis, Jerome David Salinger est mort en 2010 sans jamais avoir fait d’apparition publique. Ses proches affirment qu’il a continué à écrire jusqu'à sa mort. Perfectionniste, il aurait développé progressivement une véritable phobie des éditeurs. Le tout récent "Salinger intime" (Denis Demonpion - Robert Laffont, 2018) apporte peut-être quelque éclairage sur la vivifiante marginalité de ce misanthrope.
Une simple lecture de ces histoires, aussi bonnes soient-elles sur le plan de la forme, ne saurait en rendre toutes les dimensions ni leur contexte. Elles ont été l'objet de lectures et critiques en version originale. Ainsi le Reader's guide des "Nine stories" et "À la recherche de J D Salinger"(1996) de Ian Hamilton. Voir aussi le site salingerincontext.org.
[Après achat numérique et consultation, le Reader's Guide mentionné ci-dessus, condensé de lectures pour étudiants paresseux, ne présente guère d'intérêt.]
j'ignorais qu'il avait écrit autre chose que son roman culte
RépondreSupprimerRoman culte que j'ai sans doute lu, mais aucun souvenir. Je note mes livres lus depuis 1986.
SupprimerJe ne crois pas avoir lu son roman culte ou alors j'ai oublié. Par contre, je me lancerais bien dans les nouvelles, c'est un genre que j'apprécie.
RépondreSupprimerCelles-ci sont du genre "iceberg", un petite partie est apparente, le reste est ouvert, à deviner, à reconstruire.
SupprimerBonne fin de semaine Aifelle.
Vous êtes en train de me donner envie de lire des nouvelles. Je ne connaissais pas celles-ci et votre beau billet est tentant.
RépondreSupprimerJ'espère que vous y trouverez autant de plaisir que moi, avec celles-ci ou d'autres. J'ai entrepris la biographie de Salinger (Demonpion), malgré d'autres livres en cours.
SupprimerMerci, à bientôt Tania.