21 janvier 2019

Henry James: l'art du non-dit


[Avertissement spoiler : afin d'éviter d'en apprendre trop sur le dénouement de l'histoire, lisez ce compte-rendu après lecture ou voyez celui de "Textes & Prétextes" qui  présente le récit sans le dévoiler outre mesure.] 

Dans cette brillante nouvelle de Henry James tout en virtuosité, John Marcher est persuadé qu'un événement extraordinaire doit lui arriver, il a "le sentiment d'être réservé pour quelque chose de rare et d'étrange, pour une possibilité prodigieuse et terrible", ainsi que le lui rappelle May Bertram à laquelle il s'était un jour confié de cela et qu'il revoit des années plus tard, lors d'une rencontre fortuite : une chose "qui probablement vous accablerait", se remémore-t-elle. De ce jour, le couple se revoit régulièrement mais Marcher ne semble pas s'apercevoir de l'amour que lui porte May et demeure égoïstement préoccupé par ce fameux pressentiment sur lequel ils veillent de concert, elle par une générosité aimante, lui avec l'envie et la crainte de sa survenue. Il faudra que meure son amie pour que, sur sa tombe où il se saoule de souvenirs larmoyants, dans un "deuil confortable" [l'expression est du traducteur JP Naugrette], John Marcher finisse par réaliser ce fait dont Miss Bertram avait finement pénétré la profondeur et qu'elle tenta en vain d'insinuer, en lui dévoilant son désir.
Deux traducteurs, deux versions

Tandis que le Douanier Rousseau peint des fauves et des jungles exubérantes, l'époque voit l'investigation de l'inconscient travailler les esprits. Ce texte prend place dans la période la plus faste de la production de l'auteur, de 1892 à 1904, période féconde où il donna la moitié de ses nouvelles, celles qui rayonnent par leur ambiguïté, leur complexité, et leur ironie narrative, telles que "Le tour d'écrou", "L'autel des morts", "La mort du lion", "Le motif dans le tapis", etc. À la différence de cette dernière – où Henry James, sans jamais révéler le secret, lui donne une sorte de présence physique, de sorte qu'au terme du récit, il importe peu au lecteur qu'il soit ou non connu (cf «l'illusionnisme philosophique»  de Clément Rosset dans le "Le réel - Traité de l'idiotie", p.69) – , dans "La Bête dans la Jungle", l'événement mystérieux attendu se produit à la fin. 

Dans une préface concise, Jean-Pierre Naugrette indique que "c'est la quête, même vouée à l'échec, qui structure la vie du protagoniste, lui donne forme [...]."  Toute la tension créée par la nouvelle repose sur un désir de savoir non satisfait : "C'est ce désir de savoir, et non ce désir de May, qui anime Marcher, au péril de sa vie à elle."

L'hypothèse d'une homosexualité refoulée (qu'on prête à l'auteur) a été suggérée pour expliquer l'attitude détachée de Marcher. L'on peut également y voir la peur du désir. Les psychanalystes iront de leurs théories, Naugrette décline les clarifications, car il y voit l'inconvénient de ne pas préserver le non-dit, nerf de la tension narrative, et j'ai tendance à le rejoindre : le secret enfoui dans le texte de James, ici en maître, veut forcer "le lecteur à s'exposer tandis que l'auteur se dérobe à tout prix", écrivait J-B Pontalis.

Cette lecture est d'une puissance étonnante, "d'une puissance vénéneuse" lit-on quelque part. Au-delà du lamentable ratage sentimental, elle suscite des réflexions innombrables sur la solitude dans le couple, sur l'égocentrisme, le désir, les illusions et la mort.  

Je voudrais encore souligner les différences dans les traductions. L'exemplaire dont je dispose (Livre de Poche) est traduit par Jean-Pierre Naugrette dont le travail diffère assez bien de celui de Fabrice Hugot (Critérion). Ainsi, pour qualifier l'événement à venir qui tient le couple, on lira l'expression "ce mystère qui explique tout" chez Hugot alors que Naugrette choisit "le fin mot". De même, l'extrait qui suit diffère beaucoup, le second étant plus proche de l'anglais original.

  • "Cette expression était de lui mais May Bartram l’avait faite sienne si discrètement, qu’après quelque temps, il vit qu’il n’était plus possible de déterminer le moment où elle s’était réglée sur sa façon de voir, ou plutôt, le moment où elle avait troqué sa merveilleuse bienveillance contre une chose plus merveilleuse encore : sa foi en lui." (F. Hugot)
  • "C'est toujours sous cette forme qu'il y faisait allusion et cette forme, elle l'adopta si tranquillement que, plus tard, faisant un retour en arrière, il vit que l'on n'eût su relever le moment où elle avait pénétré le fond de son idée, et passé d'une attitude généreuse à une autre attitude, plus généreuse encore, quand elle avait cessé de l'excuser pour se mettre à le croire." (J-P Naugrette)

La liberté et l'élégance au détriment de la fidélité rigoureuse à l'original, deux options.

10 commentaires:

  1. Bon, je note d'y revenir quand je l'aurai lu (car bien sûr je prévois de continuer avec James!)

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    1. C'est très bien, vous verrez, la nouvelle a été mise en scène au théâtre par Duras. Au cinéma par Benoît Jacquot, avec Seyrig/Frey (pas vu).
      Lorsqu'on arrive au bout, à la lumière du dénouement, on a envie de relire.

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  2. Lu votre chronique et les commentaires avec grand plaisir, admiration partagée. Oui, "l'auteur se dérobe", comme l'écrit Pontalis.
    Merci pour les deux traductions de cette phrase. La seconde commence de façon un peu heurtée, mais j'aime beaucoup sa fin : "quand elle avait cessé de l'excuser pour se mettre à le croire".

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    1. Votre billet m'avait aiguillé vers ce beau texte.
      La traduction : j'étais étonné par votre extrait, ces mots forts "sa foi en lui" qu'il ne me semblait pas avoir rencontrés. J'ai eu beau chercher sans trouver (pas de version numérique donc repérage difficile sur papier), j'ai fini par me rendre compte des divergences de traduction.
      Tout cela me donne envie de passer aux autres nouvelles de James !

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  3. ah l'écart de traduction est important
    C'est une des nouvelles parmi les plus connues, il m'en reste énormément à découvrir, je n'ai lu que les principales : l'image dans le tapis, les papiers d'Aspern (court roman ou longue nouvelle)

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    1. Il me semble que vous les avez en Pléiade, je crois ? Oui, ce sont plus de courts romans que des nouvelles au sens américain du terme, qui sont des brefs récits de vingt ou trente pages.

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  4. De quoi se dire qu'il serait bon de pouvoir lire le texte original. Un de mes rêves, mais je ne me suis pas encore frottée à de si grands écrivains.

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    1. Lire en anglais, oui pour du langage courant et dans un domaine connu.
      Je préfère pas s'il s'agit de littérature, des nuances m'échappent. Éventuellement, je veux bien avec la traduction en vis-à-vis.
      Mais je suis à même de mesurer la fidélité d'une traduction de l'anglais !

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  5. Pourrait-on dire que ce roman est celui de l'attente?
    Je le note et vois qu'il existe une version bilingue en espagnol, intéressant! Merci.

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    1. Certain(e)s attendent toujours quelque chose de mieux, de plus (ou de pire) en effet...
      Bonne lecture, si vous vous décidez pour le bilingue.

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