14 mars 2019

Pylône

Traduit de l'anglais américain par R. N. Raimbault et Mme G. L. Rousselet.

Je trouve que le huitième roman de Faulkner est fascinant. Au moment de rédiger ceci, je vais vers la préface que j'avais éludée, pour y lire que, parmi tous les livres de l'Américain, Roger Grenier demeura lui aussi attaché à "Pylône". Le sujet profond en est peut-être justement la fascination. D'abord celle d'un pauvre type reporter, dont on ne saura jamais le nom, qui va se mêler et s'attacher à une équipe de courses d'avions. Il est attiré par ces casse-cous ambulants, admire les machines, s'éprend de la femme à la tignasse couleur de maïs qui les accompagne: "Vêtus de cuir, ils ont plus de vitalité, plus de séduction dionysiaque, plus d'intensité sexuelle - leur avion étant déjà par lui-même un symbole sexuel - que le commun des mortels." [Roger Grenier].

Ces saltimbanques ("barnstormers") sont des marginaux que Faulkner a décrits dans un entretien ["Faulkner à l'université" (p 48-49)] : "Cette époque de petits avions fous qui se lançaient à travers tout le pays, ces gens qui ne demandaient que juste assez d'argent pour vivre et gagner la ville suivante pour voler de nouveau ; [...]. Ils étaient aussi éphémères que le papillon né du matin même, sans estomac, et qui mourra demain."
Quel beau sujet pour une histoire !

Alors qu'il était en panne avec "Absalon ! Absalon !", Faulkner entreprend de développer une nouvelle qui n'avait pas trouvé preneur jusque-là. Il passe à l'époque son brevet de pilote et assiste avec son moniteur à des shows aériens dont il découvre l'univers. Ce roman écrit en deux mois n'est pas un récit sudiste, bien qu'il se déroule à la Nouvelle-Orléans (qui se cache sous New Valois), et n'appartient pas au légendaire Yoknapatawpha. "Pylône" reçut un accueil moyen, comme beaucoup de ses livres en ce temps, mais aussi quelques louanges; Hemingway notamment l'apprécia. Faulkner lui-même n'en aurait pas fait grand cas.

Ils sont quatre, l'aviateur acrobate Schumann, le parachutiste Holmes, le mécanicien pochard Jiggs, et une femme, Laverne  – on se nomme virilement par le nom de famille –, forment une équipe qui court les meetings pour gagner de maigres prix. Il y a aussi Jack, le petit garçon de Laverne, dont on ne sait de qui il est le filsdu pilote ou du parachutiste, et l'on comprend que ces gens  égarent aussi le sens de la dignité. Schumann, qui a esquinté son appareil à l'atterrissage, est poussé par le reporter à tenter la course autour des pylônes avec un avion rapide et dangereux, en espérant rafler le prix. Il se tue. La femme, à nouveau enceinte, confie l'enfant au père du pilote et part avec Holmes. Ce n'est pas courant chez Faulkner, l'histoire a son unité de temps, celle du meeting aérien qui se déroule sur quatre jours. Mais le récit y met de la confusion, ceux qui le lisent savent que chez l'auteur, "le temps s'immobilise et se verticalise, s'annule comme succession" [André Bleikasten - "Une vie en romans"].

Le reporter est typiquement faulknérien – "Les personnages s'épuisent et disparaissent dans leur rôle. [...] rien ne peut dissiper l'énigme de leur opacité" [Bleikasten] –, il ne paraît pas réel, une caricature. Je trouve qu'il participe de l'effet de fascination, il est moins quelqu'un qu'une chose réfugiée chez les vivants, venue du placard d'un médecin : apparition, cadavre, squelette, fantôme, épouvantail ? "Fils de personne, homme de nulle part, sans avenir ni origine, le reporter n'est qu'une remuante ombre d'homme." [Bleikasten]Échalas flottant dans ses vêtements, sans regard ("deux taches crépusculaires captées par l'eau au fond d'un puits abandonné"), c'est par lui que tout arrive. Il veut aider les aviateurs, avec un peu d'argent, prête son logement, procure un appareil à Schumann, mais tout tombe à l'eau, comme le pilote et l'avion s'y abîment. Sa sollicitude, pas plus que l'amour, n'avait place parmi le quatuor d'aviateurs : l'argent offert en pure perte et la mort au tournant. Au terme du récit, la seule ressource sera de chercher l'oubli face au sentiment du dérisoire. Et se soûler. 

Bleikasten note l'importance de l'argent dans "Pylône", il y dénombre plus de soixante transactions financières ! Mais il ne souligne pas l'importance de l'alcool avec ses excès et le manque, et la manière patente dont les scènes de saoulerie sont rapportées de l'intérieur. À l'époque de ce roman, celle des scénarios à Hollywood, Faulkner boit beaucoup et ne tardera pas à subir des cures de désintoxication : les scènes d'ivresse tiennent du vécu.
Il ne s'agit certainement pas du roman le plus réussi de William Faulkner, il apparaît déséquilibré lorsque le débit, vers la fin, devient très classiquement narratif, avec une soudaine succession d'événements, comme s'il s'agissait de boucler pour satisfaire un lecteur curieux : est-ce le même bouquin ? On trouve néanmoins dans ce récit parfois extravagant les qualités qu'on connaît et attend de Faulkner ; on est loin d'un roman documentaire sur l'aviation dans la tradition du réalisme, il s'agit de désigner le monde opaque et absurde de la presse, de la publicité et du spectacle. Malgré la générosité du reporter, on découvre finalement que l'humain est du côté  des aviateurs : c'est du sang qui coule dans leurs veines, non de l'huile de moteur. 

L'on se souviendra longtemps du faisceau du phare qui balaie les bords du lac où des embarcations cherchent l'épave de l'avion, des lampes des autos de journalistes sur la rive, de la ville habillée en mardi gras, confettis dans les caniveaux et bannières rouge et or pour le meeting, fête et tragédie à la Une des journaux, les insectes vibrants et fragiles qui virent sur l'aile autour des pylônes et ces machines sous la plume du romancier : "Sans capot, ses grêles entrailles à nu dans un agencement compliqué de bielles et de tiges qui, dans leur multiple fragilité, impliquaient une vitesse inconcevable et terrible, dont la plus légère, la plus brève défaillance pouvait consommer le divorce irrémédiable du mouvement et de la simple matière, il avait un air de plus complet abandon que la carcasse à demi dévorée d'un cerf terrassé à l'improviste dans une forêt."

Faulkner avait acheté en 1933 un avion Waco 210 (la photo)
avec l'argent des droits cinématographiques de "Sanctuaire",
et réalisa vite qu'il n'était pas fameux pilote. Il céda l'avion à
son frère Dean qui s'écrasa mortellement en 1935, huit mois
après la parution du livre de mauvais augure. L'auteur fut
taraudé par la culpabilité d'avoir poussé son cadet vers ce
métier de saltimbanque, à l'instar de ceux de "Pylône".

12 commentaires:

  1. Voilà qui attise le désir de relire Faulkner, passionnant.

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  2. Je l'ai dans ma PAL. Je compte bien le lire.

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  3. Les histoires d'avions et de saoûleries, à première vue ça ne me tente pas beaucoup, même si je me doute que le roman ne se réduit pas à ça.

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    1. Si c'est tout ce que vous avez retenu de ce compte-rendu...

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  4. l'alcool et flirter avec la mort c'est un peu une constante chez Faulkner, je n'ai pas lu Pylône qui est nettement moins connu et les histoires d'avion ne m'attirent pas beaucoup mais je vois que finalement on y retrouve les élans habituels de Faulkner : mettre un rien de chaos, applaudir devant le risque

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    1. Vous le savez bien , les histoires de Faulkner sont âpres. Mais quel que soit le sujet, sa manière de le relater est toujours particulière, c'est là qu'il.... plane et fascine.
      Je poursuivrai avec "Absalon ! Absalon !" ou des nouvelles, je ne sais pas encore.

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  5. Voilà un roman de lui que je n'ai pas lu. Ce côté absurde, ici de la presse, publicité et spectacle, est intemporel. De toute façon, oui, ses romans ont toujours ce côté sombre qui fascine souvent. J'aime sont écriture qui m'emporte, même si beaucoup, comme mon mari, le trouve ardu à lire.
    Bonne soirée.

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    1. Oui, ne nous voilons pas la face, Faulkner est ardu à lire et je comprends qu'il rebute. J'ai eu la "chance" de débuter par « Le bruit et la fureur » et d'avoir surmonté l'obstacle. Grâce à des lectures et analyses (Pitavy, Bleikasten, etc.). Quand je m'engage dans un Faulkner, mon état d'esprit est semblable à celui d'un essai : ce n'est pas du divertissement pur, il faut donner de soi pour y trouver quelque chose.
      Je suppose que votre mari le lit en espagnol ? Ne fût-ce que les traductions sont des casse-têtes, difficile de donner de la fluidité. Dans « Pylône », il y a même une note des traducteurs où ils avouent renoncer à rendre en français des jeux de mots dans un dialogue. Lire en VO, je n'essaie pas.
      Je garde toujours en tête ces mots de Coindreau «L'esprit assez réfléchi pour saisir, à une première lecture, le sens de toutes les énigmes que nous propose M. Faulkner, n'éprouverait sans doute pas cette impression qui donne à cet ouvrage unique son plus grand charme et sa réelle originalité.» Il écrivait cela à propos de « Le bruit et la Fureur », mais je crois que les embûches de tous ses livres contribuent à cette alchimie (j'allais écrire diablerie).
      Bon dimanche Colette.

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  6. je sais que je dois relire cet auteur j'attends l'été et un voyage pour m'y remettre . Je l'ai lu trop vite et trop tôt et certainement mal lu car je n'avais pas beaucoup apprécié.

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    1. Je dirai la même chose pour mes premières lectures de Faulkner, il y a vingt-cinq ans, "Tandis que j'agonise" m'avait laissé perplexe, mal lu, tout à fait comme vous et je ne devais pas y avoir vu grand chose, peut-être surpris par l'extrême multiplicité, pas toujours explicite, des narrateurs. Et j'ai un jour pris le taureau par les cornes, disponibilité maximum, des vacances sont un bel exemple, et en avant, voir exactement où "ça coinçait" avec l'auteur, en compagnie de profs reconnus.
      Maintenant, la sauce commence à prendre et j'y vais avec plus de confiance et d'aisance. Il faut être motivé, c'est certain, pour finir par apprécier.

      Merci pour votre sincérité, bonne semaine.

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