Dans une lettre copieuse (n°257, Lettres II) à son ami et apôtre Julius Frauenstädt, Schopenhauer aborde une question litigieuse qui les oppose. Le philosophe explique dans ses aphorismes que l'abrutissement de l'esprit est source du vide intérieur, lui-même source véritable de l'ennui. Frauenstädt pense au contraire que l'esprit abruti est moins exposé à l'ennui que l'esprit alerte. L'ennui présupposerait le besoin de stimulation de l'esprit, qui fait défaut chez l'abruti. Jeux et bavardages insipides l'amusent qui lassent l'esprit subtil. [note p 1282]
Réponse de Schopenhauer [p.802]:
"On doit distinguer entre «s'ennuyer» et «être ennuyé par les autres». C'est à cette dernière éventualité que les esprits subtils sont facilement exposés, car des conversations ou des jeux qui suffisent aux autres peuvent les ennuyer à mourir; on les ennuie donc facilement, mais s'ils sont seuls, ils ne connaissent pas l'ennui. C'est le contraire avec les gens du commun qui s'ennuient uniquement en leur propre compagnie; c'est pourquoi ils préfèrent encore ruiner leur santé plutôt que d'aller se promener seuls (alors que les esprits subtils le font volontiers). Chamfort raconte qu'un homme doué d'esprit disait de Blanchard, le premier aéronaute, mais qui était un peu simple : «Avec cet esprit-là il doit bien s'ennuyer là-haut.»" (30 octobre 1851)
Comme souvent en ces raisonnements, on ne tranchera pas, appréciant l'échange d'arguments. Notons la férocité d'Arthur à l'abri derrière Chamfort, lui-même derrière un quidam d'esprit. Je gage qu'en citant ceux-ci moi-même, les oreilles du pauvre Blanchard sifflent encore et le distraient de l'ennui éternel.
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Voilà un thème fort intéressant qui incite à la réflexion. J'avoue ne pas pouvoir prendre position sur cet ennui... Mais ce que je peux dire, c'est mon admiration pour le style de cette écriture : quelle clarté, quelle précision et oui, un peu de férocité. Quelle époque où on avait le temps d'écrire ainsi, peut-être aussi parce qu'on écrivait à la main et que tout était plus lent.
RépondreSupprimerMerci pour cet extrait. Bonne journée.
Cela se perd et c'est dommage. Le recours à la correspondance convient particulièrement bien lorsqu'il s'agit d'échanger des idées, des argumentations, où les mots doivent être pesés. Elles sont une mine pour saisir l'époque, l'homme qui les a écrites. Il y a même dans ce courrier quelques lettres en latin (envoi d'un CV à la faculté de philosophie de Berlin, courrier aux académies des sciences du Danemark et Norvège) ; elles ont fournies traduites et en version originale.
SupprimerMerci pour cette réponse de Schopenhauer, très juste sur l'ennui qui peut nous saisir parmi les autres.
RépondreSupprimerParmi ces lettres, il y a beaucoup d'échanges argumentatifs, ils sont parfois compliqués, demandent plusieurs lectures attentives, il faut connaître les textes et sont trop longs pour figurer dans un billet. Celui-ci est plus commode.
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