9 mai 2020

Confession pour Sara

Traduit du catalan par Edmond Raillard

Il y a longtemps que je n'avais lu quelque chose d'aussi impressionnant. Je n'irai pas jusqu'à écrire le mot «monument» à l'instar de "La Libre", mais il est certain que l'ampleur, la gravité du sujet et le millier de pages inclinent à conférer des superlatifs au "Confiteor" du catalan Jaume Cabré. La manière est pareillement étonnante, avec des sauts abrupts d'un époque à l'autre, sans transitions ni interlignes On découvre, par exemple, un inquisiteur du 15e siècle qui devient, dans le même paragraphe, et sous le même nom, Oberlagerführer [chef de camp] d’Auschwitz en 1944 [Babel p 359]J'ai trouvé ces sauts d'époque dynamisants ; établissant des ponts, ils contribuent à une vision universelle, atemporelle, de ce qui devient le centre des préoccupations du narrateur Adria Ardévol, le mal. 

Il y a tant de destins mêlés, tant de personnages dans "Confiteor" qu'un index des noms regroupés par époque (dramatis personæ) est fourni en fin de volume : époque contemporaine (20e siècle), Adria et ses proches ; 1914-18, université pontificale de Rome ; 1940-50, police de Barcelone ; 14e et 15e siècles, inquisition catholique ; 17e et 18e siècles, chanteur de bois et luthiers ; 13e siècle, lapidation à Al-Hisw ; enfin la seconde guerre mondiale et le nazisme.  

Le fil rouge est le parcours d'Adria Ardévol, surdoué, polyglotte, professeur affamé de savoir, une vie qu'il raconte lui-même depuis une enfance sans chaleur jusqu'à la maladie d'Alzheimer. Le récit est présenté comme une confession adressée à Sara, son grand amour. Pourquoi l'a-t-elle quitté ? Qu'est-elle devenue ? Comme l'indique le titre de la partie III, "Et in Arcadia ego" ["je suis aussi en Arcadie" dit la mort], il s'agit d'une histoire douloureuse où toute félicité est ternie par les noirceurs accablantes de l'humanité, celles qui affectent l'existence des protagonistes comme celles qui resurgissent d'un passé qui ne lâche jamais prise. 

"Confiteor" martèle que le mal n'est justifiable par aucune philosophie ni aucun dieu. L'issue est peut-être dans l'art : "... nous essayons de survivre au chaos grâce à l'ordre de l'art". Mais "l'art est mon salut, il ne peut pas être le salut de l'humanité".

Adorno a dit beaucoup sur la possibilité de la poésie après Auschwitz. Adria Ardévol écrit un essai sur ce sujet, "La Volonté esthétique" : "[...] Il y a tellement de siècles que la cruauté est présente que l'histoire de l'humanité serait l'histoire de l'impossibilité de la poésie «après» [...] la vérité de l'expérience vécue, cela ne peut pas être transmis par une étude. [...] Cela ne peut être transmis que par l'art, par l'artifice littéraire, qui est ce qu'il y a de plus proche de l'expérience vécue. [...] Oui, il faut de la poésie plus que jamais après Auschwitz." [condensé d'un dialogue avec l'ami Bernat, Babel p. 596].

Un violon Storioni exceptionnel traverse l'histoire, de main en main, depuis sa conception jusqu'à la famille Ardévol, un instrument sublime et hors de prix qui suscite les convoitises et les bassesses. De même un pendentif venu du fond des âges, parvenu au cou d'Adria, aboutit finalement dans la poche d'une soignante indélicate. Ces objets immuables semblent se jouer des hommes, des siècles et suscitent le vertige des temps.

Voilà un livre surprenant, dans le sens qu'il est plein de bouleversements, qu'il réussit à dépasser le dégoût de l'horreur, d'une écriture épatante. J'ai osé auparavant la comparaison avec Faulkner, non, Cabré n'a pas les mêmes envolées poétiques, il délaisse descriptions et atmosphères mais enjambe les siècles, raconte inlassablement, renifle la boue au ras du sol, nous accroche le bras et, de téléportations en émotions, nous soulève de nos pénates engourdis dans un tourbillon littéraire.

Un chef d'œuvre pour Stalker.
Un avis nuancé dans "Le temps".
Un extrait prochainement.

Dans "Confiteor", un chanteur de bois sélectionne les arbres
dont le bois produira le meilleur son du violon Storioni.


17 commentaires:

  1. J'avoue avoir abandonné, même si je reconnais que c'était prenant, virtuose, bien écrit, etc. Mais le mal... (avec majuscule) je n'ai pas supporté (alors sur certains sujets je préfère un document, des témoignages.)

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  2. Mais ce n'est que mon ressenti, à contre courant je sais.

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    1. Oui, oui, je me souviens bien de votre avis. La rencontre d'un lecteur, d'une lectrice, avec un livre est histoire d'atomes crochus que nous n'expliquons pas bien. Indiscutablement "Confiteor" est sombre, très sombre mais reste une fiction.

      À l'inverse, des témoignages réels touchent davantage ma fibre sensible : il y a quelques temps (décembre 2019), des photos et films de corps de tous âges exécutés par les Allemands dans un village à 30 km d'ici (offensive des Ardennes), m'ont déplu. Je n'ai pas détourné le regard mais je comprends qu'on ne supporte pas ça.

      Dans "Confiteor", une petite fille regarde son tortionnaire nazi dans les yeux en demandant "Pourquoi?".

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  3. Tant qu'à faire, je préfère lire Primo Levi ou Les disparus (Mendelsohn)

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  4. oh mon dieu, ce livre!! Je dirais que s'il fallait n'en garder qu'un, ce serait celui-là! Un chef d'œuvre!

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    1. Un coup de cœur pour vous alors. Je vous suis tout à fait. C'est long, il faut s'y tenir sous peine de perdre le fil des ramifications, mais c'est... c'est... comme vous dites !

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  5. Un roman magnifique qui nous emmène là où nous n'avions jamais pensé aller, en tout cas c'est ce que j'ai ressenti.

    Comme vous parliez du journal El País il y a peu, voici sa critique du livre:" ..est une œuvre extrêmement ambitieuse...par son intelligente combinaison de solutions rhétoriques. Les tons et les registres pleins de nuances. Par son sens de l'ironie dans les dialogues. Par les imprévisibles changements de point de vue....La multitude de ramifications qui compose Confiteor tranforme la dispersion en une puissante unité narrative.J'ai lu (écrit le critique) avec enthousiasme Confitero un roman où l'amour pour la musique, la philosophie et la vérité vont de pair avec l'amour pour la littérature.(...)
    En espagnol.
    <> Babelia, El País

    Bon dimanche, pluies ici, et demain nous pourrons enfin nous réunir en famille.

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    1. D'accord avec vous, avec "Confiteor" on va où l'on n'imaginait pas. Le côté un peu "brut de décoffrage" de Jaume Cabré me plaît beaucoup (il le dit lui-même, pas de plan de travail ni de trop de fignolage après coup).

      "La multitude de ramifications qui compose Confiteor transforme la dispersion en une puissante unité narrative" : les journalistes de métier s'expriment mieux que moi pour décrire ce livre ambitieux, merci beaucoup de nous proposer ces lignes en français.

      Fête des mères ici, le gouvernement à fait un geste afin d'autoriser les familles à se revoir davantage dès aujourd'hui. Je suis content de voir que chez vous aussi, cela va se détendre, durablement espérons-le.

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  6. Bonsoir Christw, un roman remarquable qui demande un effort de lecture mais il en vaut la peine. Bonne soirée.

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    1. Un effort en effet ; bien des auteurs qui exigent un peu plus du lecteur le rendent bien.
      Bonne semaine Dasola.

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  7. Je ne suis pas encore prête à le lire, mais je l'ai noté. Merci de partager cette lecture remarquable (malgré sa longueur) et les liens. Bonne journée !

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  8. "Confiteor" est du calibre de ces romans "impressionnants" et qui ne bénéficient guère de publicité, comme ce livre du tchèque Ferdinand Peroutka : "Le nuage et la valse". Ces romans parlent de ces détails qui généralement échappent à la compréhension d'une époque. Les photographies ou le films ne montrent pas tout.
    Robert Spire.

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    1. Bonne pioche pour moi ce livre de Peroutka, je ne connaissais pas et les avis que je lis, outre le vôtre, sont excellents. Il fera partie de mes prochaines acquisitions.

      Avez-vous noté dans le MD de mai un article de G. Costaz (p. 26) qui cite trois livres tournés, eux aussi, vers les enseignements du passé et les silences de la postérité ?

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  9. J'ai lu l'article de Costaz mais pas les bouquins qu'il recommande. Par contre, sa référence à Carlo Rovelli est son "L'ordre du temps" semble être du calibres des ouvrages du physicien Jean-Marc Lévy-Leblond: "Le tube à essais"; "La science en mal de culture".
    Robert Spire

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    1. J'ai pu lire un ouvrage de vulgarisation de l'excellent Rovelli. Je note ceux de Levy-Leblond.

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