14 novembre 2020

L'étrange oisiveté

Nous sommes des voleurs. Lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, nous volons les prédécesseurs, les anciens. L'homme aux trois lettres, c'est le voleur latin fur, trois lettres que Pascal Quignard place aux côtés de rex, roi.

Le roi lecteur, ce peut être Lancelot, le premier chevalier français qui ait appris à lire :
"Il rompt les magies. Il met fin aux étranges coutumes. Il délivre les ensorcelés. Il déchaîne les enchaînés. Il assagit les fous. Il nomme les perdus. Il fait se soulever les morts qu'il fait sortir des pierres. 
La littérature – la lettrure – ranime les morts dans les livres. 
La littérature – la lettrure – désenvoûte le sort lancé sur nous à la naissance."
L'écrit induit une rupture avec les sons de je à tu. La langue écrite est assignée au silence, le lettré vole la langue à l'oralité sociale. Pour faire taire le viol, Térée coupe la langue de Philomèle qui est condamnée à tresser une tapisserie, l'instrument de sa vengeance. Ce silence, c'est aussi la stupeur de saint Augustin qui regarde saint Ambroise lire sans bruit.

Celui qui lit est à l'écart, en requoy (recoin). Le lecteur est solitaire, il s'échappe du monde social et perd provisoirement son identité. La lecture est une "expérience solitaire et asociale", écrit Claire Paulian.

L'univers de Pascal Quignard est très personnel, ce qu'il écrit invite beaucoup à la réflexion, ainsi que le faisait remarquer Emmanuel Carrère lors d'une diffusion de "La Grande Librairie" (sept. 2020) : certains livres font tourner la page, d'autres font lever les yeux et interroger telle phrase, tel mot. Ainsi lorsque l'on rencontre la proposition "L'écriture à la fois projette le son sous les yeux mais en le précipitant en silence", le sens apparaît rapidement et clairement qui évoque, entre autres, la tapisserie de Philomèle. Il sera moins aisé au lecteur de ne pas s'arrêter sur "L'écriture cherche sans fin autre chose que ce qu'elle note de ce qu'elle évoqueou "Le monde écrit est allogène au monde de la parole humaine". 

L'auteur de "L'homme aux trois lettres" pense aux limites du rêve et de l'obscur.

Il glisse volontiers vers la psychanalyse et pratique les expressions latines, les références mythologiques, le vocabulaire érudit. Peut-être passera-t-on par-dessus certains passages qui résistent. Mais on a conscience de disposer d'un livre qui se nourrit des lettres et alimente notre attachement à elles. Tous les petits textes et notes rassemblés ici ont été consignés à différents moments de la vie de l'auteur, comme l'indiquent certaines faits autobiographiques qui dessinent l'homme Quignard, fragile comme tout le monde peut l'être.

Dans la lecture et l'écriture, il y a quelque chose en rapport avec la contemplation, le recueillement. Ce onzième livre du cycle "Dernier Royaume" est figuré par la quiétude des précieux moments avant l'aube :

"Le temps avant le temps qui dure – le temps qui précède le monde manifeste, lucide, extérieur, perceptible, social, bruyant, pressant, hurlant.
Le temps où se replier encore, se taire encore, poursuivre le silence dans le susurrement du crayon sur la feuille aussi blanche, gris-blanc, grise, que le jour qui se prépare."

 

18 commentaires:

  1. Quignard c'est une lecture que je poursuis depuis très longtemps. Je suis fasciné par son écriture, son érudition même si parfois il me perd un peu en route ce n'est pas grave on y revient parfois des mois voire des années plus tard

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    1. On y revient et ses créations sont très nombreuses. J'ai lu en même temps "Tous les matins du monde" pour lequel, dès les premières pages, les images du film de Corneau sont revenues. Lecture donc un peu biaisée par le film, j'ai beaucoup aimé. À lire sur un fond sonore de viole de gambe.
      J'ai lu que Quignard brûle (presque tous) ses manuscrits après publication.

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  2. Ce livre semble fort intéressant, ce vous semble-t-il un essai? Les limites du rêve et de l'obscur...

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    1. Ce n'est pas du tout un essai, plutôt un ensemble de notes éparses, dont le fil rouge n'est pas toujours évident. Un univers qui s'apprivoise petit à petit à travers le cycle "Dernier Royaume". Pour ma part, je commence par la fin...
      J'ai lu autre part que Quignard apporte ici des éléments autobiographiques qui ne sont pas habituels pour lui. Cela va de l'enfant de cœur qui utilise le "claquoir", aussi appelé "livre", lors de la Passion jusqu'aux moments avant l'aube où il quitte la couche conjugale pour écrire.
      Un très bon article (selon moi) sur ce texte est proposé en lien dans le compte-rendu.
      À bientôt Colette, j'espère que tout va bien là-bas.

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    2. Merci pour tout Christian, je lirai l'article.
      Oui, tout va bien, aux Baléares nous ne sommes pas confinés, juste un couvre-feu de minuit à 6h et des restrictions bars et restos.
      J'espère que vous allez bien aussi dans cette Belgique si touchée par le virus.
      Bon dimanche

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    3. Ça va ici, nous sommes prudent. Nous regrettons surtout de ne pouvoir envisager un séjour à deux, hors de chez nous, comme nous le faisons d'habitude au moment des fêtes.

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  3. J'ai lu cet ouvrage, car j'aime lire cet écrivain, même si je ne comprends pas tout car il est très érudit.

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    1. Bonjour Pascale, j'espère que vous allez bien en cette période frustrante. La lecture reste, les librairies souffrent.
      De Quignard je lirai peut-être le premier du cycle, "Les ombres errantes". J'ai aussi "L'enfant d'Ingolstadt" sur l'étagère.

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  4. Bonjour Christian, période contraignante en effet, et pour l'instant je vais bien. Chez Quignard, avez-vous Tous les matins du monde ?

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    1. Lorsque j'ai acheté "L'homme aux trois lettres", j'ai en même temps pris dans le rayon deux poches, dont "Tous les matins du monde" que j'ai lu en premier. J'en dit un mot plus haut à Dominique (commentaires).
      Bonne journée, Pascale.

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  5. Un petit livre que j'ai beaucoup aimé et dont on entend peu parler : Le nom sur le bout de la langue.
    Sinon, Villa Amalia, Dans ce jardin qu'on aimait, Les solidarités mystérieuses m'ont marquée.

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    1. J'ai vu dans Wikipédia que l'œuvre de Quignard est énorme.
      Non je n'ai lu aucun de ceux que vous donnez, je les note. Le premier, pas un roman, aborde un thème qui m'est cher, l'impossibilité du langage à dire le ressenti. Quignard aime rôder autour de l'indicible, du rêve, de l'inconscient.

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  6. Quignard, je l'admire infiniment. Merci de l' "hommager" :-)

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    1. Admiration, je n'utiliserai pas ce mot, il m'inspire du respect en tous cas. Un homme dévoué à la littérature.
      Bonne fin de semaine Nikole.

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  7. Indicible, rêve, inconscient... avez-vous lu JB Pontalis ? Il devrait vous intéresser.

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    1. Non Pontalis, je n'ai jamais lu.
      Je dois avouer que je suis davantage attiré par le rationnel scientifique que par les chemins de la psychanalyse, dont j'estime les déductions parfois tirées par les cheveux. Ce qui ne veut pas dire que j'ignore l'indicible, la preuve avec Quignard, que je ne comprends néanmoins pas toujours.
      Il est certain qu'il existe un lien entre psychanalyse et littérature que personne ne peut ignorer.

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  8. Comme ce que vous dites de ce livre est juste. Je n'en ai pas encore terminé la lecture, car je prends tout mon temps qui est aussi un grand plaisir. Ah, cette expression du susurrement du crayon sur la feuille....
    Bonne journée.

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    1. Oh oui, prendre son temps, j'ai fait comme vous, ce livre demande souvent de s'arrêter pour s'interroger, puis c'est un peu comme une friandise à déguster.
      Bonne journée.

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