2 novembre 2020

Lire Faulkner

Faulkner par David Levine

"[...]. 
À défaut d'une initiation, ces Treize Histoires fourniront au moins certains points de repère, laisseront entrevoir de temps en temps les portions d'un fil conducteur qui pourrait être de quelque secours au néophyte désireux de pousser plus avant dans la lecture de Faulkner. Quant à l'initiation proprement dite, c'est en lui-même que le lecteur devra la chercher. Et la première chose qu'il lui faudra faire sera de se débarrasser de toute idée préconçue, de renoncer à toute comparaison, à tout rapprochement hasardeux avec les créations contemporaines qui se réclament du genre roman, d'aborder, en un mot, les œuvres de Faulkner comme un monde nouveau, dont les aspects, et, à plus forte raison, les profondeurs, ne sauraient se révéler à lui dès le premier contact, un monde nouveau auquel on doit se soumettre avant de le comprendre, qu'il faut subir avant de l'expliquer. 

Il sera nécessaire, en y pénétrant, d'y apporter le désir et la persévérance de la découverte, de ne point se demander à la première page : "Où veut-il en venir ?" de ne point exiger, au tournant de chaque chapitre, le poteau indicateur qui récapitule le chemin parcouru et vous impose la route à suivre vers un dénouement souhaité, prévu, attendu, mais de savoir parfois induire dans l'inconnu et consentir à se perdre pour mieux se retrouver. 

Quatre siècles d'analyse psychologique, en lui faussant la vision du réel, ont atrophié chez le lecteur français le sens de l'effort. Avant d'avoir cherché à comprendre, il veut tout expliquer, ou, plutôt, demande qu'on lui explique tout ; et la peinture de la vie toute nue, toute simple, sans unité ni continuité, sans lien logique entre les événements, et, partant, dépourvue de cette succession spécieusement ordonnée qu'il nous plaît d'appeler action, lui apparaît comme une indéchiffrable énigme. 

Telle est pourtant, dans le réel, l'énigme au milieu de laquelle nous sommes plongés, avec laquelle nous coexistons, au-dehors et au-dedans de nous-mêmes, sans jamais en percevoir autre chose qu'une simple juxtaposition de brefs et partiels aspects. C'est cela que nous avons nommé la vie. Mais, par le raisonnement qui compare, rapproche, enchaîne, subordonne, et conclut, nous nous en sommes forgé une image toute autre que son authentique figure. Nous l'avons, pour ainsi dire, réduite de force aux trois unités, et c'est tout juste si nous ne nous reconnaissons pas le droit d'exiger de nos semblables, sous prétexte de les mieux comprendre, qu'ils coulent leur existence au moule de la tragédie classique et nous offrent de ce que nous apercevons de leurs faits et gestes un spectacle disposé selon les règles: exposition, conflit moral, action progressive, nœud, péripétie, dénouement. En somme, par suite d'une longue habitude, devenue une seconde nature, le lecteur moyen s'attend impérativement à trouver, dans toute œuvre qui prétend lui restituer l'aspect de la vie, un drame cohérent. De ce fait, ce qu'il requiert d'un roman, c'est beaucoup moins une restitution qu'une explication, et ce qui l'intéresse dans les personnages c'est beaucoup plus l'idée immédiate qu'il peut s'en faire que leur vérité objective. 

Il est à peine besoin de dire qu'aborder la lecture de Faulkner dans de semblables dispositions d'esprit c'est aller au devant d'une complète déception. Car Faulkner n'explique rien. Rilke écrivait à Nanny von Escher au sujet de ses poèmes qu'il est dans leur nature "de donner fréquemment des sommes lyriques au lieu d'aligner les facteurs qui ont été nécessaires pour le résultat". On pourrait, sur un plan différent, en dire autant d'un roman de William Faulkner. Lui non plus n'aligne pas des facteurs, il donne des sommes. Il ne s'évertue pas à discerner des causes, il constate des effets. Une fois ses personnages créés (c'est-à-dire recréés d'après nature), détachés de lui et lâchés à travers le décor qu'il leur a choisi, ils deviennent libres et indépendants. Faulkner cesse de les considérer comme des êtres fictifs, il s'interdit de les observer à travers les lunettes de ses propres conceptions psychologiques ou morales, il se garde de paraître en savoir sur eux plus long qu'eux-mêmes, et, à plus forte raison, que son lecteur éventuel, il se contente de les regarder vivre, de les regarder de l'extérieur, de saisir ce qu'il peut de ces «sommes» que sont leurs gestes ou leurs paroles, dans la succession apparente où il les perçoit, sans ajouter, retrancher, choisir ni classer. Il n'importe pas au lecteur une explication, - la sienne, - il lui propose un témoignage, il le met en présence d'une restitution intégrale de la vie. 

Un roman de Faulkner pose donc exactement les mêmes problèmes, - et dans des conditions sensiblement identiques, - que les données elliptiques et complexes qu'il nous est permis d'extraire d'une observation impartiale de la vie dans sa matérielle nudité. La seule initiation requise pour pour les résoudre est de posséder une vue claire et un jugement net. On conviendra toutefois qu'en cette affaire le rôle strict du narrateur n'est pas de raisonner, mais d'observer, qu'il n'a pas à faire vivre ses personnages, mais à les regarder vivre, qu'il n'est point ici acteur, mais spectateur. Le rare mérite de William Faulkner, en plus de ses dons magnifiques d'écrivain, c'est d'avoir su se borner dans son œuvre à n'être qu'un spectateur."

René-Noël Raimbault, extrait de la "Préface" (1939) de "Treize Histoires" - William Faulkner (Gallimard - folio n°2300, pp.14-17)


Cet avertissement indique une disposition d'esprit appropriée pour éviter d'être désarçonné, et peut-être à jamais découragé, par la lecture de William Faulkner. R-N Raimbault fut le traducteur en français de nombreux romans et nouvelles de l'écrivain.

10 commentaires:

  1. Un avertissement utile et subtil. A peine écrit-il "entrevoir" qu'il ajoute "de temps en temps"... Pas encore retournée à Faulkner dans ces riches réserves de lecture que constitue une bibliothèque personnelle.

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    1. Il y a chez Faulkner quelque chose que je ne trouve pas ailleurs, une manière géniale et un culot.
      Sans doute suis-je encore sous l'influence de l'essai de Pierre Bergougnoux ("Jusqu'à Faulkner", L'un et l'autre) qui situe l'importance de l'œuvre.
      Comme le dit Raimbault, comme vous le faites remarquer, ce n'est pas plus facile de s'y initier via les nouvelles.
      Il y a toutefois de grands spécialistes qui ont donné de superbes notices disponibles en poche : Pitavy, Coindreau, Bleikasten, Gresset, Raimbault, etc.
      dont il serait dommage de se priver.

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  2. Pas encore eu le temps de me plonger dans ces Treize histoires, hélas. Mais j'y compte bien. Faulkner compte beaucoup pour moi.
    Bonne journée.

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    1. Difficile de lire tout ce qu'on a en projet, tout ce qu'on découvre au fil du temps qui le mériterait. Et il arrive que l'on arrête longuement sur les livres qui accrochent, de sorte que la pile à lire (que cette expression de travaux forcés me déplaît !) grossit.

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  3. Hum, je comprends que j'ai eu tort de lâcher le dernier roman de Faulkner. Mais comme j'ai vraiment aimé Le bruit et la fureur et Treize histoires, tout espoir n''est pas perdu. ^_^

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    1. Le dernier, vous parlez de la version longue de "Sartoris" (1973), càd "Flags in the dust", ou "Les Larrons" (1962) ? Je n'ai encore abordé aucun des deux.

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    2. Quand je dis dernier, c'est le dernier emprunté, il s'agissait de Sanctuaire. Bon, je peux le reprendre.

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    3. Ok. "Sanctuaire" est vraiment très difficile, c'est celui que je souhaite relire un jour. J'ai compris, en voyant dans le Foliothèque associé ce qu'y comprend André Bleikasten, que j'ai beaucoup de chemin à parcourir avant d'être un lecteur de Faulkner vraiment fûté.

      NB : j'ai dit plus avant et erronément que les bibliothèques sont ouvertes ici, ce n'est pas le cas, sauf sur commande en take away.

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  4. je vais commander ce livre rien que pour la préface d'une clarté absolue
    On reste souvent les bras ballants après avoir fermé un roman de Faulkner, un peu perdu, un peu figé, je trouve cette préface très parlante quand l'auteur dit : il se contente de les regarder vivre, de les regarder de l'extérieur, de saisir ce qu'il peut de ces «sommes» que sont leurs gestes ou leurs paroles, dans la succession apparente où il les perçoit, sans ajouter, retrancher, choisir ni classer. Il n'importe pas au lecteur une explication, - la sienne, - il lui propose un témoignage, il le met en présence d'une restitution intégrale de la vie. " la vie est un chaos et ça Faulkner le rend parfaitement

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    1. Ce n'est pas toujours ce que nous attendons d'un livre, évidemment, car nous aimons les « histoires », qu'on nous raconte des actions, des faits en suivant un certain fil conducteur.
      Alors je crois qu'il faut choisir le moment pour le lire.

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