On ne lui pardonna pas le conflit [président argentin Leopoldo Galtieri, guerre des Malouines] que nombre de ses compatriotes avaient encouragé, voire entretenu : en cas de défaite, on cherche un bouc émissaire – même si cette défaite est juste et bien méritée, personne d'autre n'en assume la responsabilité, le peuple en ressort toujours innocent. Ce peuple, souvent vil, lâche, et à qui le sens commun fait défaut, les politiciens n'osent jamais s'en prendre à lui, lui reprocher sa conduite, au contraire, ils ne manquent pas une occasion de l'encenser même s'il n'y a en général guère de raison de le faire. Comment pourrait-il alors ne pas s'estimer intouchable et ne pas se comporter comme l'un de ces monarques despotiques et absolutistes d'antan ? Comme eux, il a la prérogative de faire ce que bon lui semble, en toute impunité, il n'a à répondre ni de ce qu'il vote ni de qui il élit, ni de ce qu'il soutient, pas plus que de ce qu'il passe sous silence, autorise ou impose et proclame. Dans quelle mesure est-il responsable du franquisme en Espagne, autant que du fascisme en Italie, du nazisme en Allemagne et en Autriche, en Hongrie et en Croatie ? Dans quelle mesure est-il responsable du stalinisme en Russie et du maoïsme en Chine ? En aucune façon, jamais ; il se retrouve toujours victime et n'est jamais puni (bien sûr qu'il ne va pas se punir lui-même ; il geint et gémit et s'apitoie sur son propre sort). Le peuple, hydre aux milliers de têtes, n'est autre que le successeur de ces rois arbitraires, inconsistants, si ce n'est qu'il a des milliers de têtes, autrement dit est essentiellement sans tête. Chacune d'elles se regarde dans le miroir avec indulgence et allègue en haussant les épaules : « Ah, moi, je n'en avais pas la moindre idée. Ils m'ont manipulée, ils m'ont entraînée, ils m'ont leurrée, ils m'ont détournée. Qu'est-ce que j'en savais, moi, pauvre femme honnête, pauvre homme naïf ?» À force de les répartir, leurs crimes s'estompent et s'atténuent, ainsi leurs auteurs anonymes sont-ils à même de commettre les suivants sitôt qu'un peu d'eau a coulé sous les ponts et que personne n'a souvenance des précédents.
Javier Marías - "Berta Isla" (2017, traduction Marie-Odile Fortier-Masek)
Oui, c'est du J Marias, on peut préférer d'autres de ses romans, mais ça reste bien.
RépondreSupprimerDifficile de me tenir aux fictions pour le moment, alors c'est positif (pour Marías) d'être allé au bout d'un si long roman :-)
Supprimerun auteur que j'ai lu et tenté de lire mais jamais avec succès hélas
SupprimerIl est très analytique, décortique tout, ce qui peut lasser, avec une impression de redites, ce que je n'avais pas autant perçu dans les livres déjà lus : "Un cœur si blanc" et "Littérature et fantôme".
Supprimerje n'en ai lu que deux, trois de l'auteur et son style (il faut s'accrocher, je suis d'accord) m'avait bluffée. J'y reviendrai ! Peut-être pas avec ce titre alors.
RépondreSupprimerJe ne vous le déconseille pas, c'est à chacun(e) de voir.
SupprimerEt revenez-y, Javier Marías est un bon écrivain.
Un auteur que je ne connais pas. En fait, je connais très mal la littérature hispanique.
RépondreSupprimerBonne journée.
Belle journée, j'espère que vous allez bien.
SupprimerCe titre ne me tente pas, mais vous me donnez envie de relire "Le Roman d'Oxford" où j'avais noté deux beaux passages (de réflexion) et dont je n'ai plus qu'un souvenir trop vague.
RépondreSupprimerUne autre lectrice m'a conseillé "Demain dans la bataille, pense à moi".
SupprimerLe personnage de celui que vous dites fait songer à "Pnine" de Nabokov, je crois aussi que Marías a enseigné à Oxford.
Pas surpris du contenu des commentaires, j'avais lu "Si rude soit le début", que j'avais trouvé passablement verbeux -oui- si ce n'est long... et ce sentiment qu'en ramassant un peu...
RépondreSupprimerOui, il est long à lire Marías, et connaissant un peu K, pas trop son truc je crois... Enfin, j'ai été au bout des 580 pages. Bonne soirée.
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