8 mars 2021

Yoknapatawpha : portée anthropologique

Clarence Holbrook Carter - Tidewater (1945)

Jean Jamin s'est intéressé aux rapports entre anthropologie, littérature anglo-saxonne et musique.

En guise d'illustration à son essai "Faulkner - Le nom, le sol et le sang", il a présenté un diaporama sonorisé en 2011 lors d'un séminaire ["Modélisation des savoirs musicaux relevant de l'oralité"]. Découvrez-le [deux parties P1P2] pour voir autrement l'univers romanesque de Faulkner ou si vous envisagez ce livre que lui consacre l'anthropologue.

Une telle approche, aussi modestement artistique qu'elle soit, entre-t-elle dans la démarche anthropologique, vouée d'abord à la science ? Jamin n'en doute pas, et cite [désolé pour le son] Alfred Métraux à son ami Michel Leiris, se promenant à Port-au-Prince en 1948, contemplant les gens et la brume : "Comment peut-on restituer toute cela, sinon par la poésie" ? L'ethnologue ne saurait faire abstraction de ses émotions lorsqu'il est au contact d'un monde qu'il observe, qu'il soit réel ou reflet inventé comme celui de Faulkner. Ceci explique que "Le nom, le sol et le sang", qu'on lira sur un fond de blues et de jazz, est beaucoup plus qu'un livre d'anthropologie, on y apprécie un connaisseur de Faulkner, de littérature et de cet ancien Sud qu'il appréhende avec cœur et esprit, ce qui en fait tout le sel.

Préambule crucial, la pertinence de l'intérêt de l'anthropologue, en tant que scientifique, pour l'œuvre de Faulkner est exposée dans le premier chapitre – "Une étrange altérité" : la fiction fait plus que donner au lecteur à voir autrement, elle donne aussi à penser autrement. Les procédés, les structures et le langage déstabilisants, obscurs – une autre langue – de l'Américain confrontent le lecteur à une altérité, un dépaysement, à un "clivage du moi", semblables à l'expérience ethnographique au contact de manières de vivre et d'être exotiques.

Jean Jamin interroge les liens sociaux et familiaux de la société du Mississippi faulknérien. Pour cela, il explore trois notions, nom, sol, sang, selon l'hypothèse que c'est par elles que passe le lien entre anthropologie et littérature : "l'œuvre de Faulkner, tout entière située dans la seconde, apporte quelque chose à la pensée de la première, avec cet avantage qui n'est pas mince de s'aventurer là où l'ethnologue ne peut aller, c'est-à-dire dans la conscience (ou l'inconscience) des gens qui peuplent et parcourent son univers romanesque".

L'analyse ethnologique est davantage poussée dans le chapitre V, "Le sang et le nom", où fleurissent des schémas généalogiques mémorables composés à partir des romans, afin d'appuyer les notions propres à l'anthropologie sociale, comme filiation et alliance, endo/exo-gamie, inceste. On note que, chez les McCaslin, l'inceste se reproduit à quatre générations d'intervalle. On trouve, chez les Sartoris, un inceste dit pot-au-feu, suivant l'expression de Françoise Héritier, qui qualifie les rapports entre membres d'une famille avec la même personne extérieure (deux sœurs ont le même amant, père et fils ont la même maîtresse, etc.).

Les McCaslin d'après "Descends, Moïse"

Dans les sociétés à maisons européennes étudiées par Lévi-Strauss, où les "noms de race" disparurent au bénéfice des "noms de terre", il apparaît dans le Sud faulknérien que ces derniers achoppent à supplanter les premiers et à s'enraciner : "Le nom, le sol et le sang se trouvent placés dans une relation de mutuelle disjonction (le nom ne «donne» pas le sol pas plus qu'il ne «donne» le sang, ni le sol le sang, etc.) ; ils ne se déclinent pas à l'ablatif quels que soient les efforts entrepris par chaque maître de maison pour marquer la terre de son nom et blanchir sa race par transmission de son sang.

Une société à maisons s'entend comme une forme d'organisation fondée sur une personne morale détentrice d'un domaine, composé à la fois de biens matériels et immatériels, qui se perpétue par la transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres par alliance ou filiation, ou les deux à la fois. La filiation y vaut l'alliance et l'inverse. Ceci n'est plus possible dans le comté de Yoknapatawpha à cause de l'introduction de la ligne de couleur qui rend l'équivalence impossible. 

La règle de la goutte de sang noir fait qu'une lignée ne sera plus que noire quelle que soit l'apparence physique (malédiction de Joe Christmas dans "Lumière d'août"). Jamin indique dans les arbres généalogiques la circulation des humeurs – sang, sperme, lait – afin de mieux comprendre ce que Faulkner a su mettre en intrigue. Une blanche ne peut avoir un enfant d'un homme noir. Une blanche ne peut allaiter un enfant noir. 

Autre considération, la double illégitimité qui marque la possession de la terre dans le Sud interdirait que le nom pût s'y enraciner. On s'est approprié une terre à laquelle les Indiens appartenaient, puis on l'a exploitée par une main d'œuvre servile issue d'un trafic qui sera condamné et aboli par la plupart des nations dites civilisées. Les Blancs (ou leurs ancêtres) sont venus dans le nouveau Monde pour se refaire un nom ; un nom que cette terre acquise de la sorte ne saurait légitimer. Le nom sauvage Yoknapatawpha donné par Faulkner à son comté semble marquer son inaliénabilité.

Voilà l'échec du Sud que matérialisent les images de grandes demeures dévastées des plantations"Le passé de la conquête territoriale et de l’économie esclavagiste (ainsi que le présent de la ségrégation dont les Noirs sont les victimes) empêche de croire vraiment en l’âge d’or d’une autochtonie heureuse héritée". (Gaetano Ciarca)

Tempera sur toile(1952) - Andrew Wyeth

En tout ce qui a trait au racisme, l'attitude de l'homme Faulkner ne fut pas à la hauteur du romancier : "Face à la question noire, Faulkner s'était mis finalement dans la position que, de gré ou de force, il assignait non seulement à ses propres personnages mais à ses propres lecteurs, appelés à devenir les témoins d'un drame qui ne semblait que lointainement les concerner, [...]". Il ne fut certainement pas un écrivain engagé. Un prix Nobel confère une autorité morale et intellectuelle symbolique que la communauté noire ne put lui reconnaître, malgré ses œuvres.

"... alors que ses fictions inoculent constamment le doute sur les aberrations et les idioties de l’identité, son vécu l’empêche de s’extraire de la gangue raciste affectant les lieux où il est né et qu’il raconte comme s’il s’agissait d’un ailleurs.(Gaetano Ciarca)


En tentant de n'être qu'un peu complet, le risque est de dénaturer le sujet de Jean Jamin, j'espère néanmoins que vous en saisissez le souffle et la science. Si l'on veut être au diapason, mieux vaut avoir lu quelques œuvres du romancier. L'ouvrage est toutefois abordable sans la nécessité d'avoir lu "Absalon, Absalon!", "Sartoris", "Les Invaincus" et "Descends, Moïse" qui mettent en scène les «maisons» aux étonnantes généalogies (Sartoris, Sutpen, McCaslin) évoquées plus haut. 

Quid de la musique «nègre» chez Faulkner ? Afin de ne pas alourdir le compte rendu, je proposerai prochainement deux ou trois extraits qui synthétisent la réflexion de Jamin à ce propos.

6 commentaires:

  1. Merci pour les liens vers ce diaporama, j'ai regardé les premières minutes de "P1". Comme vous l'écrivez, c'est d'autant plus intéressant si l'on a l'univers de Faulkner bien à l'esprit, l'approche aussi en musique est originale.

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    1. Il y a là-dedans quelques très bonnes photos et j'y ai découvert le peintre Andrew Wyeth, il me touche beaucoup, il peint en photographe. Quelques bonnes pioches au plan musical, dans le P2 surtout. Mais il faut en effet être «dans» Faulkner pour se sentir concerné.

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  2. l'univers de Faulkner est plus que surprenant lors des premières lectures, les noms, les descendances, les lieux en effet le livre de Jamin met le doigt sur quelque chose qui à la fois rebute et attire le lecteur véritable arbre généalogique d'une littérature hors norme
    j'ai une biographie de Faulkner où même si les propos ne sont pas les mêmes on perçoit parfaitement cette problématique avec toutes les difficultés rencontrées par l'auteur et qui le minent tout au long de sa vie

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    1. J'ai attendu assez longtemps avant de me lancer dans ce livre et j'ai bien fait, il faut bien connaître l'auteur américain, avec ses particularités de style, sa façon de (ne pas) rendre le temps qui s'écoule, comme si tout ce qui arrive était déjà arrivé.
      Et quand j'aborderai d'autres romans avec les grandes familles, les arbres généalogiques viendront à point.
      En plus de "Une vie en romans" de Bleikasten, je me suis procuré d'occasion "Parcours de Faulkner" (1982) du même auteur. À présent je laisse un peu Faulkner de côté jusqu'à la prochaine flambée.

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  3. Deux mots me viennent immédiatement : MERCI et PASSIONNANT ! Je vais aller voir ce diaporama et me procurer ce livre, si je peux le trouver. Faulkner a un univers qui lui est à la fois très personnel mais dont on mesure l'universalité quand on le lit. Cette question de l'inceste, si actuel ; ces confusions entre qui est qui vraiment ...
    Bonne journée.

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    1. Le livre ne doit pas difficile à trouver ; en bibliothèque normalement aussi. Si vous aimez le jazz, le blues, la musique du diaporama devrait vous plaire, Jamin indique toujours les sources. Bonne journée.

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