Dans "La guerre des rêves", Marc Augé alerte contre ce qui lui paraît être une "crise du sens", c'est-à-dire des symboles et des institutions, dont les causes ont un commun dénominateur, une perturbation du rapport au réel, devant laquelle l'anthropologie a vocation de s'interroger. Écrit à la fin du 20è siècle (1997), le livre retentit d'autant que les phénomènes à la source de cette inquiétude sont plus nets aujourd'hui et la crise pleinement confirmée.
Pour cette enquête sur l'invasion du réel par la fiction, l'anthropologue s'est intéressé aux images et à la manière dont elles prennent sens à l'intérieur de systèmes symboliques partagés, notamment comment elles se reproduisent et se modifient à travers l'activité rituelle (chaman Yaruro-Pumé). Il a analysé les perpétuelles interactions entre l'imaginaire individuel et les représentations symboliques collectives, telle la production d'images et d'objets (fétiches, statuettes) qui induisent du lien social. Il a aussi fallu étudier les résistances et les espoirs de l'imaginaire religieux des peuples lors des conquêtes et colonisations.
Un sujet complexe qui recourt à l'anthropologie historique afin d’étudier les actions menées par l'Église contre les païens en Europe et lors des colonisations en Amérique latine (le titre du présent ouvrage est inspiré par ce dernier thème que traite Serge Gruzinski dans "La guerre des images").
En outre, les rapports de l'image avec le rêve, la rêverie, la création et la fiction nécessitent de faire appel à la psychanalyse et à la sémiologie.
Une clé pour comprendre cet essai peut être la conclusion de la première partie consacrée à la perception de l'autre :"... tant que la dialectique identité/altérité fonctionne, une affirmation d'appartenance à une collectivité ne peut être conçue ni comme exclusive d'autres appartenances ni comme exclusive de l'affirmation d'identité individuelle. Mais cette dialectique est enrayée aussi bien par les effets de dissolution imputables aux technologies surmodernes[*] que par les effets de glaciation induits par le repli sur les appartenances exclusives. Que la relation au monde se fige ou se virtualise, elle soustrait l'identité à l'épreuve de l'altérité. Elle crée ainsi les conditions de la solitude et risque d'engendrer un moi aussi fictif que l'image qu'il se fait des autres." (p 44)
Toutes les sociétés sans exclusion ont vécu grâce à l'imaginaire et par les rapports dynamiques qui s'établissent entre les imaginaires individuel et collectif. Le schéma de base sur lequel repose le propos de Marc Augé est le triangle qui lie imaginaire collectif (IMC), imaginaire individuel (IMI) et création/fiction (CF).
L'époque contemporaine affectée par la surmodernité[*] manifeste un nouveau régime de fiction qui, selon Augé, pose problème.
On a vu, sous l'influence de l'Église catholique, l'imaginaire collectif païen glisser vers la fiction et être remplacé par les représentations du christianisme. Puis, lors de ce qu'on appelle la phase de désenchantement, les grands récits de la modernité (révolution française par exemple) ont gagné l'imaginaire collectif, reléguant le christianisme dans la fiction.
Mais aujourd'hui les récits de la modernité sont eux aussi happés par le pôle de la fiction et rien ne vient à la place de l'imaginaire collectif : l'individu n'a plus en face de lui que la fiction, mais cette dernière a aussi changé car elle n'échange plus avec un imaginaire collectif.
La nouvelle fiction, que l'anthropologue nomme fiction-image, se situe à mi-distance des anciens pôles IMC et CF, comme si l'un et l'autre avaient glissé vers une position d'équilibre. Le moi qui occupe désormais l'ancien pôle de l'imaginaire et de la mémoire individuels (IMI) peut être dit fictionnel, car il est "incessamment menacé par la fiction-image qui se présente à la fois comme imaginaire collectif et comme fiction alors qu'elle doit son existence à leur élimination, à la disparition simultanée de l'histoire [IMC] et de l'auteur [CF]." (p 157)
Ceci est évidemment très schématique et répond à des situations extrêmes.
Le développement des technologies utilisées à des fins politiques et économiques entraîne la libération d'une "forme dévoyée d'imaginaire". Quelques observations concrètes.
Marc Augé pointe la télévision, quotidienne et familière, avec son côté liturgique et ses possibilités d'identification et d'hallucination plus insidieuses que le cinéma ; ses fictions sont des copies conformes de la réalité (scènes d'audiences judiciaires par exemple) ; la succession sans rupture des actualités avec un "chatoiement planétaire soumis au contrôle de la télécommande". Avec le petit écran, "la frontière entre réel et fiction se fait moins nette et l'auteur, même s'il existe, est absent de la conscience du téléspectateur" (p 165).
Le tourisme de masse et le tourisme virtuel poursuivent l'entreprise de fictionnalisation. On fait un voyage de loisirs pour revenir avec une vidéo de souvenirs. Visiter le Mont Saint-Michel revient à longer des marchands d'images où le mont est mis en scène et raconté par des artistes connus. Le monde de Disney : portée à l'écran, la fiction revient sur terre pour se faire visiter. Les parcs d'amusement, clubs de vacances, Center Parcs, villes privées en Amérique et résidences fortifiées dans les villes du tiers monde sont des bulles d'immanence, équivalents fictionnels des cosmologies, explique Marc Augé. Elles sont plus tangibles et lisibles mais il leur manque une symbolique, un mode prescrit de relation aux autres et un système d'interprétation de l'événement. Elles ne sont que parenthèses ouvertes et fermées à discrétion.
Au moment de ce livre qui évoque le Fax et l'internet avec des interlocuteurs sans visage, il n'était pas encore questions des réseaux sociaux tels qu'aujourd'hui. Marc Augé pointait le danger des relations établies à travers les médias, dont il n'est pas question de nier l'utilité ni l'originalité, mais qui peuvent relever d'un déficit symbolique, d'une difficulté à créer du lien social in situ. "Le moi fictionnel, comble d'une fascination qui s'amorce dans toute relation exclusive à l'image, est un moi sans relations et du même coup sans support identitaire, susceptible d'absorption par le monde d'images où il croit pouvoir se retrouver et se reconnaître." (p 175)
L'essai est une mise en perspective théorique, scientifique, de faits préoccupants que nous percevons peut-être intuitivement mais sans les appréhender en profondeur. Bien que le livre soit court (180 pages), il est dense, parfois fastidieux, et ne peut être considéré comme orienté grand public. Espérons que ce compte rendu en esquisse correctement l'essentiel.
- «surabondance événementielle» : l'époque actuelle produit un nombre croissant d'événements que les historiens peinent à interpréter.
- la «surabondance spatiale», qui correspond aussi bien à la possibilité de se déplacer très vite et partout qu'à l'omniprésence, au sein de chaque foyer, d'images du monde entier.
- l'«individualisation des références», c'est-à-dire la volonté de chacun d'interpréter par lui-même les informations dont il dispose, et non de se reposer sur un sens défini au niveau du groupe.
J'imagine que le manque de rencontres réelles que nous endurons depuis un an n'arrange rien, en plus du port du masque qui nous prive de l'expression des visages.
RépondreSupprimer"Fiction-image" ou "nouvelle fiction", je ne suis pas sûre de bien comprendre ce que cela recouvre exactement.
Les notions de ce livre ne sont pas faciles à saisir et encore moins à résumer. Merci d'essayer de me lire.
SupprimerLa fiction-image, c'est vaste ! Elle est tout ce qui tend à induire la confusion du fictif et du réel. Que ce soient les images vidéo, télé, cinéma et les représentations virtuelles. C'est subtil, parce que notre subconscient participe de cette possible confusion.
Marc Augé écrit, par exemple, que le monde est "aménagé, chaque jour davantage, pour être visité mais plus encore filmé et, en fin de compte, projeté sur écran". Cette projection n'est pas la réalité du monde.
Demain un extrait donnera une meilleure idée de la «bonne» fiction, selon Augé.
Tenez, en attendant, cet autre passage : "Le cercle, la répétition, l'écho sont aujourd'hui des figures dominantes [...]. Les chaînes commerciales, comme leur nom l'indique, enserrent la Terre. Le décor rappelle le décor, la publicité la publicité, la copie se veut copie, tout se fait reconnaissable, tout tourne rond."
Pour le reste et comme vous dites, les masques et le virtuel contraint n'arrangent rien. J'espère que nous pourrons vivre bientôt à visages découverts et rencontrer vraiment les gens.
Tout ceci donne à réfléchir. Je crois que oui, notre monde vit dans la fiction, chacun se prenant pour un héros afin d'éviter de constater le vide de sa vie. On vit par procuration, de ce fait, on s'imagine une vie. Ce que vous me dites m'évoque la scène, dans Fahrenheit, où l'épouse du héros regarde la télévision et "participe" à une émission mais n'arrive pas à répondre et à l'impression que sa vie est irrémédiablement fichue.
RépondreSupprimerEncore merci pour m'avoir incitée à lire le beau livre de Barbara Cassin.
Bonne journée.
La fiction ! En boutade à la fin de son essai, Marc Augé raconte une scène plausible : il rencontre tous les matins un ami qui lui commente l'actualité et il y reconnaît systématiquement mot pour mot le commentaire qu'il a entendu plus tôt à la radio. Un jour, l'ami lui raconte son dernier rêve : il y reconnaît le sien parce qu'ils l'ont tout deux vu à la télévision...
SupprimerLe dernier mot du livre est "Veillons".
Je suis heureux d'avoir pu contribuer à votre lecture du livre de B Cassin, rendons hommage à son intelligence qu'on ne saurait partager qu'avec enthousiasme.
Bonne fin de semaine.